Chroniques Hebdomadaires
Sur Radio Medi 1
(GO 9575 KHZ, OC 9575 bande des 31m, et sur Radio Beur 106.7 FM Paris)
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Chroniques 1999
Oiseuses considérations.
Samedi 1er janvier 2000
MEDI. I n° 614
Oiseuses considérations sur le temps, passé ou à venir. Mon caractère m’incite peu à y sacrifier. Pas même à naviguer entre sarcasme et humour. Les manifestations des forces naturelles n’y porteraient pas : nouveau siècle, nouveau millénaire, elles les auront suffisamment salués de leurs menaces retenues, comme à regret.
Imperturbable, un spécialiste des sociétés humaines se risque, en toute inconscience, dans la certitude de son savoir, à dresser l’état de la géopolitique, en 2100. Comme les nations n’auraient existé, dit-il, que depuis quelques centaines d’années, tournons-nous vers les villes, témoins de l’aube de la civilisation. Les cartographes de l’Antiquité et du Moyen Age auraient une meilleure intuition de notre futur que les politiques, aujourd’hui. Le monde sera donc celui des villes-états, installées sur les grandes routes commerciales. La loyauté à l’égard de la ville remplacera un patriotisme du XX° siècle, devenu désuet. Ainsi l’Amérique du Nord sera transformée en une trame nationale relâchée entre des régions urbaines en compétition, comme le furent jadis les cités grecques. Un nouvel essor économique sera évident, dans toutes les zones déjà rompues aux plus hautes technologies. Ailleurs, comme en Afrique sub-saharienne, la transition vers les cités-états provoquera l’instabilité et la souffrance, pendant les dix premières années. Mais le Liban, la Syrie, la Jordanie disparaîtront et le monde arabe reviendra au monde phénicien, avec le Grand Beyrouth, le Grand Damas, le Grand Amman. Rien sur le Grand Jérusalem. Suit, par contre, une répartition entre une nébuleuse de villes perses dominant des sociétés turques, éparpillées en feudataires installés en Azerbaïdjan et Turkménistan. Notre visionnaire, au souffle un peu court, pense que la meilleure carte serait un hologramme, un relief en creux, très mobile entre les jeux de la souveraineté et de la puissance, au travers des cultes et des idéologies, des empires d’affaires, des réseaux de la surveillance comme du crime et des logistiques qu’ils détiennent. Il conclut que le prochain siècle sera l’âge des grands fiefs de la haute technologie. Nous voilà édifiés. Du moins je le suis.
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Alors j’ai préféré me contenter d’un compte rendu, encore modeste, sur les bienfaits du fameux » NET » -le réseau universel d’information- appliqués aux collectivités totalement démunies. Ainsi celle du Timor Oriental, si réprouvée et anéantie par la plus stupide terreur. Depuis 1997, les Nations-Unies ont créé à Kuala-Lumpur, en Malaisie, un échelon pour utiliser la technologie de l’information, au bénéfice du développement économique et social des zones asiatiques en retard extrême. Huit habitants sur mille (Japon non compris) utilisent Internet, comparés à 320 Américains sur mille. D’où la résolution de faire de l’accès à Internet une priorité dans un continent qui contient les trois quarts des pauvres du monde. Et pourquoi ne pas le tenter, tout de suite, pour le minuscule Timor, de même pour le minuscule Tuvalu, un atoll, et le minuscule Bouthan, nation de l’Himalaya ? De même aussi pour l’immense Mongolie, grande comme un Alaska ? Ces quelques-uns vont pouvoir passer, de l’âge de pierre ou de fer, à la présence universelle du monde chez eux et d’eux dans le monde, alors qu’il faut tout construire ou reconstruire. Voilà quelques promesses pour la pointe de l’aube du XXI° siècle.
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Et pour s’attarder sur l’humble condition de l’homme sur la terre, dans son inconscience et sa responsabilité, pourquoi ne pas entendre les confidences d’un entrepreneur de pompes funèbres ? Il a succédé dans ce métier à ses parents, qui n’auront pas franchi les limites du XX° siècle, alors qu’il va le faire lui-même. Vivre sur deux siècles comme en deux millénaires est chose rare, dit-il. Des hommes et des femmes considérables n’ont pu le faire. Des coquins, eux, l’auront réussi. Mais l’essentiel n’est-il pas, dit l’entrepreneur parlant à lui-même, que le chagrin aigu ait grandi en souvenirs heureux, que les disparus ne soient pas oubliés, dans leurs amours, rêves et affections, désormais inscrits dans l’immobilité du siècle. Le futur pèse plus lourd que le passé, illusion réconfortante. Il cite un chanteur : » La mémoire des orphelins est comme un train qui devient minuscule en s’éloignant « . Les regrets et une bonne séparation sont presque jumeaux. Le temps nous soigne et nous étreint. Le futur est le lieu où nous voyageons légèrement, tout à notre tâche inaccomplie, par défaut. Le temps passe, revient avec ou sans nous. Propos d’un praticien, évidemment.
L’euro, désormais.
Samedi 25 décembre 1999
MEDI. I n° 613
Seuls des cataclysmes soudains et considérables pourraient s’opposer à l’installation durable de l’euro. On le sait : le 1er janvier 2002, l’utilisation de la monnaie unique sera obligatoire pour toutes les transactions de détail dans l’UEM, l’Union économique et monétaire. Cette ultime étape a été préparée de longue main, comme certaine et non comme une hypothèse de travail. Jacques Rueff, qui joua un si grand rôle dans la réussite monétaire du Général de Gaulle, quand celui-ci revint au pouvoir en 1958, connaissait l’influence décisive de la monnaie, pour fédérer et fonder. En 1956, il pronostiqua : » L’Europe naîtra de sa monnaie, ou elle n’existera jamais « . Au moins pour elle, mais aussi pour toute la communauté des nations, en cette fin de siècle, l’événement est considérable, en politique comme en économie.
Pour la politique, cet événement peut apparaître comme un catalyseur propice sans être indispensable. Onze nations ont pris la route vers une Union ou un bloc, sans même que les personnels politiques aient réalisé que le voyage allait à ce point les engager et si vite. Beaucoup évoquent le passé, avec acharnement, alors que la zone du futur est atteinte. En janvier 1999, les dés étaient jetés loin des structures du marché commun originel. La mécanique des choses va transformer les relations traditionnelles des nations et pousser celles-ci hors de leur tempérament habituel, de leurs codes de voisinage. Les forces du marché et l’exigence du mieux-être trouveront rapidement leurs points d’équilibre, leur rationalité fiscale. Depuis un an, les multiples regroupements ou fusions d’entreprises ont montré que la course à la compatibilité des coûts et des résultats allait grand train. Point besoin d’un super-Etat fédéral, s’il n’est jamais admis. La monnaie unique fera mieux, en accéléré. La banque centrale européenne, indépendante, est aux manettes de l’ordre monétaire, sans avoir l’obligation ou l’imprudence de sculpter le visage d’une Europe politique.
Celui-ci se dégagera de la nécessité et de l’intérêt de s’unir, plutôt que de l’affrontement de formules passéistes. Onze nations sur quinze membres de l’Union européenne ont adopté la monnaie commune. 12 pays et 105 millions d’habitants sont candidats à entrer dans le club, qui sera la zone de libre échange la plus importante et la plus diversifiée au monde, après de multiples adaptations.
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En économie, l’avènement de l’euro n’aura pas rassemblé toutes les bonnes fées autour de son berceau. Dans le monde anglo-saxon, et spécialement en Grande-Bretagne où les prises à partie ne sont jamais très raffinées, on s’est gaussé de la prétention de l’euro à être une monnaie mondiale. Or il le sera d’autant mieux que les capacités européennes en investissements, productivité, exportations et croissance s’affirmeront, comme les indices le prouvent au jour le jour. Que l’euro ait faibli à l’automne, après neuf mois d’exercice, fut assez pour que l’on s’empressât de rédiger son épitaphe. C’était ridicule de le faire, dans un monde de changes flottants, en ajustements constants. La banque centrale européenne fut d’ailleurs impavide : elle n’a pas fixé un taux prémédité au départ et n’a pas vu de raisons économiques pour se faire actuellement le moindre souci. Au demeurant, l’euro n’a pas été créé pour entrer en compétition avec le dollar, mais pour pousser l’Europe sur le chemin de l’intégration économique et politique, dans le cadre du marché commun.
Nonobstant la zone euro est déjà en tête ou en seconde position, selon les rubriques. La modération de l’euro encourage les exportations européennes, qui sont vives. La compétition, à l’intérieur et à l’extérieur de la zone euro, maintient l’inflation dans les basses eaux, ce qui n’est pas le moindre résultat. La faiblesse actuelle de l’euro, à supposer qu’elle ne soit pas souhaitable, peut s’expliquer par les perspectives acceptées d’élargissement ( les 12 autres pays européens), à termes échelonnés. C’est dire qu’il faut à cette monnaie une sacrée santé pour fusionner avec des monnaies précaires et fragiles. Les Etats-Unis et leur dollar pourraient-ils en faire autant ? La crédibilité de l’euro ne se mesure pas au seul taux de change, mais à l’équilibre des prix internes et au volume d’émissions de titres, aux engagements pris par les Etats dans leur pacte de stabilité et de croissance.
L’euro est soutenu par une épargne importante et par des économies à potentiel de croissance élevé, dont les prix sont stables. L’émancipation de l’euro va de pair avec celle de l’Europe, dont les étapes économiques, industrielles et financières sont, chaque jour, décrites. Quant à l’unité politique de celle-ci, elle procédera d’abord de la réussite de sa monnaie unique. Que nul n’en doute !
Du jour au lendemain.
Samedi 18 décembre 1999
MEDI. I n° 612
Du jour au lendemain.
Du jour au lendemain, l’humeur du monde bat la chamade. Des illusions, longtemps immobiles, révèlent leur trame, en piteux état. Qu’il est loin et toujours aussi mensonger le » nouvel ordre mondial » , proclamé par le Président George Bush, dans les années 1990 ! Y avait-il cru un instant, dans la propagande massive et unilatérale qu’il lui fit, parmi l’habituelle clientèle des Etats-Unis ? Aujourd’hui, à quelques jours de la fin du siècle, le Président de la Russie exige le respect, menace atomique au poing, de sa gestion qui ne le mérite guère. Mondialisation ou globalisation, l’époque est propice au recensement des perspectives, bonnes ou mauvaises, d’un univers plus encombré que jamais de drames et d’ambitions. Les médias ne s’en privent guère .
Le fiasco, au début du mois, de la conférence de Seattle sur la discipline des échanges, a libéré les commentaires, même les plus excessifs. Ce qui fut une bourde patente de l’administration Clinton n’implique pas forcément la mort du petit cheval du commerce mondial. Ni même l’annonce d’ » une nouvelle guerre froide « , imputable au malheureux Président Clinton qui » quittera la scène de l’Histoire en léguant à l’humanité la perspective d’un XXIème siècle marqué par celle-ci « , comme se risque, à Paris ,M. Gilbert Achcar .
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Il y a toujours des séances de repêchage pour les Grands du monde. Ainsi viennent d’en témoigner, au profit du Président Lindon Johnson, son ancien ennemi John Kenneth Galbraith, essayiste et diplomate sardonique de 91 ans, et le journaliste avisé William Pfaff. Succédant à John Kennedy assassiné, le Président Johnson préféra quitter le pouvoir que d’endosser la guerre du Vietnam qui lui était ainsi léguée et qu’il récusait de toute son intelligence. Il en mourut d’ailleurs. J’adressai alors à sa veuve Lady Bird Johnson mon propre témoignage et mon éloge. Il n’est jamais trop tard pour que l’Amérique, vu son poids et sa dimension, reconnaisse que la modération et le jugement lui sont plus indispensables que l’humeur et la désinvolture. Elle peut ainsi s’inquiéter de l’état d’alerte annoncé par sa presse, pour les quatre prochaines semaines, à ses citoyens vivant ou voyageant à l’étranger : des » terroristes » les viseraient, en tous lieux de rassemblements publics. Des sénateurs, Samuel Berger le conseiller national pour la sécurité, Madeleine Albright ès qualités, ont renchéri. Ce n’est plus une vie, dans la ligne de ces catégories consacrées, à Washington : les Etats hors-la-loi, le terrorisme international , les conflits ethniques , les partenaires stratégiques (comprenez la Russie et la Chine). » Il faudrait, a osé dire un candidat à l’élection présidentielle, Pat Buchanan, nous interroger sur le prix d’une hégémonie globale et sur les réalités d’un interventionnisme qui est l’incubateur du terrorisme « .
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Evidemment, se faire peur à soi-même est l’un des principes actifs de la politique intérieure américaine, recette qui fait marcher, comme un seul homme, le public de cette grande démocratie. C’est ainsi qu’elle en est venue à relancer, contre toute attente raisonnable, un système de missiles anti-missiles, aux conséquences si préjudiciables à l’effort mondial de limitation des armements nucléaires qui portait, lui, quelques espérances. Deux livres auront captivé les Etats-Unis — et le monde par conséquent . En 1987, celui de l’historien de Yale Paul Kennedy sur » l’essor et la chute des grandes puissances « . Il n’était pas immédiatement prémonitoire du déclin de l’Empire américain, n’est-ce pas ? On s’en inquiétera dans le milieu du siècle prochain . L’autre ouvrage est dû à l’écrivain américain Francis Fukuyama, annonçant que le triomphe de la démocratie et de l’économie de marché allait gommer lentement les conflits géopolitiques et provoquer par conséquent » la fin de l’Histoire « . On attendra surtout la fin du prochain siècle, au mieux.
La force des choses – qui fera l’Europe – souvent créée ou libérée par les hommes, domine la propre volonté de ceux-ci. Ils n’en sont guère conscients, se bornant à évoquer le hasard, excuse qu’ils se donnent pour leur incompétence à dessiner l’avenir.
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Contraints d’exister.
Samedi 11 décembre 1999
MEDI. I n° 611
» Les Européens, un jour, sans le vouloir, seront contraints d’exister. » Dans l’éditorial de son excellente revue » de defensa « , le 25 novembre dernier, Philippe Grasset n’hésite guère : » L’Europe a peur d’exister, développe-t-il. Telle qu’aujourd’hui, l’Europe est une très grande puissance qui n’a besoin ni de traités, ni de supranationalité, ni de thèses complexes, ni de discours filandreux pour s’affirmer et se faire entendre. Mais cela, ce serait affirmer une responsabilité, prendre un risque, entrer dans le monde, passer à l’acte. Ce serait exister. «
Les évidences sont là pourtant ; dès que l’euro – la monnaie unique – a commencé sa course, le destin de l’Europe » du nouveau millénaire » – pour parler pompeusement – a été fixé. Elle a succédé à l’Europe de la guerre froide, soumise au condominium américano-soviétique. A elle, si longtemps rompue à une docilité apeurée, la conscience de la responsabilité de son avenir. Mais aucun des chefs de l’Europe des Quinze ne s’est levé pour affirmer, péremptoirement et tranquillement, l’état de cette partie du monde et ses réalités. Leurs noms ne signifient rien pour l’éveil collectif et sa marque dans l’Histoire. Déshérence de la volonté, impuissance même des porte-voix. L’épopée se sent mal, faute de héros. Dommage.
En cette fin de semaine, ces médiocres préposés à l’Histoire, se réunissent à Helsinki, contraints d’assumer des rôles dont ils s’effraient. S’ils lisent la revue américaine » Newsweek » , qui a confié à un Français le soin de dire en termes délicats aux Américains que l’Europe qu’ils ont connue n’est plus celle qui désormais s’impose d’elle-même, peut-être pointeront-ils leur nez hors de vieilles tranchées. Dominique Moisi, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) a son idée : » Une Amérique mûre, associée à une Europe responsable, est la meilleure assurance contre les incertitudes d’un monde global et fragile. » Et il rame opiniâtrement pour que les vaisseaux demeurent bord à bord, en dépit du tempérament de leurs capitaines.
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A Helsinki, il paraît que les Européens auront fédéré assez de déterminations pour affirmer une » Initiative européenne de défense et de sécurité « . N’en déplaise aux Américains, auxquels elle déplaît fort. Quelle audace, au moment même où les Etats-Unis reprennent le projet, lancé par Reagan dans les années 80, d’une couverture de leur territoire par un réseau anti-missiles, projet isolationniste s’il en fut. L’actuel succédané – le SDI II- oublie également la protection de l’Europe ! Les Européens seraient donc, tout en protestant que » l’OTAN demeure le fondement de la défense collective de ses membres et continuera à jouer un rôle important dans la gestion des crises » , fondés à se soucier d’eux-mêmes, en se dotant de moyens capables d’actions militaires autonomes, sur le continent européen. Ainsi, à partir de 2003 , existera une force de réaction rapide de 60.000 hommes, pourvue des moyens logistiques et techniques dans toutes les disciplines, politiques et militaires (air, mer, terre).
Ce n’est pas encore l’armée européenne , mais la direction est prise. Les Etats-Unis n’ont qu’une pensée : comment s’en débarrasser, en verrouillant brutalement ce dispositif insupportable. Washington frémit sous l’affront. L’OTAN en est toute remuée et l’Europe n’a même pas conscience de s’être ainsi , sans le vouloir, engagée sur le chemin de la puissance, avant même d’avoir conçu ce qu’elle doit faire d’elle même. Pour sûr, la fin de l’ère Clinton, qui est celle d’un désarroi structurel de la démocratie américaine , n’instaurera guère un pragmatisme de bon aloi sur les deux bords de l’Atlantique.
Le Portugal va succéder à la Finlande pour la présidence du Conseil européen. De juillet à décembre 2000, la présidence sera française. Faut-il espérer que la montée en puissance de l’Europe, incontestable en maints domaines, amènera enfin celle-ci à accomplir sa mutation psychologique ? Sa réaction jusqu’ici est faite d’une banale et spontanée fascination pour la masse américaine à laquelle elle ne comprend rien et d’un gémissement cauteleux et défaitiste, dès qu’elle tente de se regarder. C’était hier, n’est-ce pas ?
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A l’Ouest ambigu.
Samedi 4 décembre 1999
MEDI. I n° 610
A l’Ouest ambigu, rien n’est prouvé, rien n’est sûr. Seattle, capitale économique de l’Etat de Washington, avait quatre jours pour fixer, orienter et convaincre ainsi que, pour chanter l’annonce des temps nouveaux, plus de trois mille journalistes, venus de 135 pays. La perspective était irréaliste ; l’attente fut déçue. A l’ordonnance du monde des hommes, il faut un temps infini, dans des disputes enragées, préalables aux réussites même imméritées.
L’Amérique d’airain et de bronze est aussi celle du carton-pâte , des décors qui s’autodétruisent, au rythme de la médiatisation et de ses éphémères emballements. Au reste Bill Clinton, qui en est le pur produit, aura, sautant d’une scène à l’autre, échoué à produire une politique extérieure, éclairée d’une méditation aux vues lointaines. Réputé internationaliste, à ses débuts, il a viré en fin de mandats vers un néo-protectionnisme, fruit du désordre de ses initiatives. Seattle ne sera ni son dernier triomphe supposé et orchestré, ni sa dernière lassitude. Le rejet du traité sur l’interdiction des essais nucléaires, le 13 octobre 1999, signe assez l’irresponsabilité et l’isolationnisme . Mon propos, ici, n’est pas d’insister sur toutes les conséquences de cette inconséquence. Il est seulement d’indiquer qu’un serpent s’est glissé dans la corbeille de l’universelle concorde commerciale. Un homme et une politique ne sont pas au rendez-vous qui fut dessiné pour eux.
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Est-ce catastrophique ? Oui, si l’on avait compté sur eux. Non, si l’on s’en tient aux nécessités réclamées par l’état du monde. Le début d’un nouveau cycle organisé pour de longues années autour d’une autorité universelle, chargée de réguler la liberté des échanges, d’arbitrer les conflits, est à l’avantage de tous les peuples qui ont voulu – ou veulent avec ardeur – adhérer à l’OMC sans renoncer pour autant à défendre leurs intérêts, en les opposant ou en les conciliant à ceux des autres. Nulle raison de s’irriter ou de se chagriner , si l’organisation de la liberté de commercer est » globalement positive « . L’OMC, avant comme après Seattle, n’a pas pour but de renforcer les plus puissants, mais, en leur faisant respecter des règles, de protéger les plus faibles. L’échange est le propre de la civilisation, quand il est organisé, à l’abri des abus. Les techniques de la communication ne laissent plus à personne le choix de s’enfermer derrière les barrières du passé. L’émulation est cent fois plus créative que la bouderie et le repli.
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Alors que penser de la » bronca » ou du » happening » du » carnaval contre le capitalisme » réservés par les organisations (les fameuses ONG) de tout poil aux représentants des Etats à Seattle ? L’annonce du fameux » cycle du millénaire « , succédant à celui de l’Uruguay qui dura 8 ans et à 8 autres depuis la guerre, suffisait bien pour mobiliser tous ceux qui font l’opinion , sur tout comme sur rien, mandatés par leur seule existence. Telle est une forme parmi les plus modernes de la liberté d’opinion, y compris la liberté d’influencer. Il est bien que le » huis clos » ait été ainsi, en dépit des débordements, refusé aux ministres , leur démontrant qu’il leur appartenait aussi de faire l’opinion, en allant au-devant de ses inquiétudes ou de son jugement. Aucun ne s’est risqué à la contrecarrer ouvertement, sinon le Directeur général de l’OMC, Mike Moore, se dressant contre les » tribalistes « . L’OMC, la jeunette de 5 ans, en aura entendu de tous les sons, mais elle n’est pas l’arme de l’Amérique. Elle doit imposer – y compris à celle-ci — le code d’une révolution économique dont chacun a désormais la certitude. Il lui faut, en outre, régler les différends, même contre l’aveu des plus forts. La sécurité de la planète est plus enviable que la victoire des surpuissants. L’OMC a encore sa place à faire parmi les organisations internationales antérieures. Aidons-la jusqu’à la sécurité alimentaire et ses précautions exigées, jusqu’à l’environnement pour lequel nous avons enfin appris à nous mobiliser.
En 2006 et jusqu’en 2012, nous serons à même de constater que l’OMC aura été digne des droits universels, dont la révélation par la mondialisation n’est pas le moindre effet de celle-ci.
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Maroc : l’école de la responsabilité.
Samedi 27 novembre 1999
MEDI. I n° 609
Quels que soient l’éclat et la sûreté de jugement avec lesquels Mohammed VI, en peu de jours, a montré des capacités jusqu’ici en réserve, rien n’affirmera mieux son règne qu’une seule réponse du peuple marocain : le recours à la responsabilité.
Au fil des siècles, la vie collective s’est organisée et écoulée selon deux impératifs : celui du climat, responsable de sécheresse ; celui d’une fatalité plus relative, le pouvoir du Sultan, dont tout est attendu, sinon espéré. Puis les conditions modernes de l’existence se sont diablement compliquées. L’économie, avec l’administration, sont devenues des zones, plus secrètes que jamais, au citoyen. Son désir d’y échapper par débrouillardise s’est exacerbé, alors qu’il laissait au Souverain l’initiative et la responsabilité. L’autorité, dans l’imagerie populaire, a pris trop souvent le visage de la douane et de la police, dont les agents, heureux détenteurs de pouvoir, s’assuraient un sort enviable.
Des fortunes se sont faites, mais la misère, à proportion de l’essor démographique, bat au flanc des villes, oppressées par l’afflux des ruraux qui viennent, les mauvaises années, y chercher un maigre refuge. Le Roi a trouvé les mots, l’accent, la conviction pour que chacun veuille bien ouvrir les yeux sur ces réalités et ne s’en détourne point. Les plus démunis, avec une immense espérance, ont salué ce regard, cette main tendue, cette détermination. Mais le Roi a aussi et surtout besoin que cette prise de conscience générale s’exprime par l’élan de tous vers la responsabilité.
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Responsabilité politique, la plus facile à obtenir. L’alternance, lancée et quasiment imposée par Hassan II, suppose pour réussir que l’équipe actuelle ou toute autre s’applique à établir le sérieux et la dignité des consultations électorales. C’est le minimum dira-t-on. Sur le papier, dans la réglementation, certes. Dans l’usage, c’est une autre paire de manches. Le citoyen doit assumer une responsabilité élémentaire, vers laquelle il convient de le pousser, après avoir si longtemps ignoré celle-ci. Rien ne permet de penser que, sur un terrain déblayé, l’électeur se dérobera à sa responsabilité.
Quant au gouvernement, sans doute aurait-il tort de croire qu’il travaille avec un filet protecteur. Sous le Souverain précédent, pour ne pas remonter trop loin, la conception, l’animation, l’imputation de la réussite ou de l’échec, semblaient sans partage. La main tutélaire était là pour guider et la charge de l’action gouvernementale recevait toujours le coup d’épaule secourable. Les temps ont désormais changé. Mohammed VI est, tout normalement, l’inspirateur des grandes orientations. Mais il ne saurait se substituer à l’action collective et individuelle des ministres, dans la vie quotidienne de la nation. Ceux-ci ont-ils compris le prestige dont ils sont désormais investis ?
Responsabilité économique : pour chaque citoyen, elle tient dans le respect d’une loi, elle-même respectée par l’Etat et ses serviteurs, administrations et juridictions. Alors que les investissements, venus de l’extérieur, sont indispensables, le besoin d’une normalité banale est évident, quoi qu’encore en attente. Tous les étudiants et les étudiantes marocains, travailleurs et brillants, ne demandent qu’à réussir leur vie dans un ordre qui appelle à leur responsabilité plus qu’à leur ingéniosité.
Responsabilité sociale : les prestations publiques faites par le Roi, si émouvantes et teintées de la pratique, vivante et fraternelle, d’une foi musulmane, devraient susciter un élan volontaire chez ceux qui l’ont entendu. C’est ainsi qu’une collectivité s’assure stabilité et profondeur. Le Maroc n’est pas un crépuscule, mais un cœur qui bat avec allégresse, un corps social qui escompte se revêtir de toutes ses responsabilités, joyeusement assumées. Alors la tradition deviendra vertu et le progrès un élan conscient vers l’édification d’une maison dont la construction n’est pas laissée au hasard.
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Méditations sur la Russie.
Samedi 20 novembre 1999
MEDI. I n° 608
Il n’est pas sûr que les méditations présentes sur la Russie, au cœur de sa guerre tchétchène, soient plus avisées que furent celles sur la pérennité de l’Empire soviétique, avant la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989. A posteriori, un historien américain déclare aujourd’hui que le naufrage de cet Empire était entièrement prévisible dès les révoltes ouvrières de 1953 (Berlin-Est), puis en Hongrie et en Pologne, en 1956, jusqu’au » printemps » de Prague, en 1968. Il aurait dû en prévenir nombre de chefs d’Etat et de leurs conseillers : l’Empire des Soviets n’avait pas pris racine en Europe centrale. Faut-il l’écouter plus attentivement sur l’éternelle Russie, empêtrée maintenant dans la démocratie qu’elle n’a jamais été ? Les Etats-Unis, qui se sont réservé l’exclusivité du dialogue avec elle, lui donneraient le plus mauvais exemple : désinvolture pour leurs engagements atomiques, ignorance du public et du personnel politique pour les affaires mondiales, isolationnisme montant, recherche d’ennemis comme jamais depuis 1930. Problèmes de l’Amérique d’abord, mais qui deviennent tout autant ceux de la Russie. L’Union européenne ferait bien de s’insérer dans un dialogue aussi infirme, au lieu de laisser Washington n’en faire qu’à sa tête.
Boris Eltsine a annoncé sa présence le 17 novembre, au sommet de l’OSCE à Istanbul, avant les élections législatives du 19 décembre. L’élection présidentielle est en juin 2000 : mais il n’est déjà plus rien. Les candidats à sa succession sont en place et tous répètent qu’une guerre, perdurant dans le Caucase, répond à l’intérêt national des Etats-Unis. Ceux-ci, transformés en hyper – puissance, n’auraient-ils pas l’appétit plus gros que le ventre, du Caucase à l’Asie centrale ? Yevgeni Primakov, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre, candidat plausible à la Présidence, songe davantage à une diplomatie active pour l’intégrité du territoire russe qu’à l’insertion de son pays dans la gymnastique internationale, toute nouvelle pour lui, de la défense des droits de l’homme. L’ordre des priorités ne fait aucun doute.
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Paris » joue avec le terrorisme » (tchétchène). Moscou n’en a pas la moindre intention, les Russes non plus. Alors notre cher Perpétuel Hélène Carrère d’Encausse est fondée à rappeler que la Russie, chassée du monde bi-polaire par le partenaire américain qui lui a fermé les portes d’une OTAN, avancée jusqu’au bord des limites russes les plus strictes, a déjà payé cher la liberté des peuples, hier sous tutelle. Mais ce prix n’est-il pas » celui de la renaissance d’une Russie modernisée ? « . Modernisée par un respect plus évident du droit des peuples, dont elle pourrait devenir l’un des champions, dans un monde si évidemment désemparé ? Ou, surtout et plus prosaïquement, par le respect des droits de sa population piétinés si allègrement par la désorganisation de l’Etat lui-même ? En 1999, la défense des intérêts d’Etat est devenue la jauge impitoyable pour la qualité des hommes publics.
C’est en décembre 1991 que Boris Eltsine, élu président, met fin à l’URSS, renonce aux vastes zones de l’influence soviétique et se replie sur le seul pré-carré russe, y compris les deux pays slaves, la Biélorussie et l’Ukraine. Mais le sacrifice, à l’évidence, n’aura pas été assez grand pour que, neuf années après, l’économie, restée à la dérive, ait produit un ciment assez solide pour autoriser d’autres paris, et d’abord celui de la présence internationale. Demeure le temps, qui peut espérer le bénéfice de l’éternité dans les consciences slaves, dévotes de l’unité. Sortir de l’histoire procède d’une lente et invisible dégringolade. Revenir à l’histoire n’a que faire de l’étendue du temps : quand le courant passe, les ténèbres se dissipent instantanément. Même jusqu’à la Tchétchénie, 20.000 km2, 900.000 habitants.
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9 novembre.
Samedi 13 novembre 1999
MEDI. I n° 607
Le 9 novembre impose sa présence et les souvenirs. De l’une aux autres, de l’actualité à l’histoire, cette journée étage à profusion ses fragilités et ses leçons. Jugez-en.
Choisissons d’abord le XXI° congrès de l’Internationale socialiste, tenu à Paris. Quel beau forum ! Onze Premiers ministres, 170 délégations ont débattu de la variété du socialisme qu’il convenait de promouvoir, à l’heure de la mondialisation. Comment l’adapter à son siècle, en dépit des théoriciens et des sentimentaux, qui souvent se confondent. Socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes ont senti la nécessité, avec l’afflux des formations venant des anciennes démocraties populaires, dans ce rendez-vous répété tous les quatre ans, de ne pas manquer la cible, en déterminant la meilleure façon de la viser, là où elle est installée. La » Déclaration de Paris » qui fut adoptée s’est révélée un modèle de conciliation, de modération. Les prêcheurs de dogmes se sont faits plus silencieux, dès lors que le marché, c’est-à-dire le capitalisme, était admis comme la réalité dominante. » Le socialisme n’est plus un système doctrinal » a concédé M. Jospin, résolu cependant à » penser le capitalisme pour le contester, le maîtriser et le réformer « . Il y aurait plusieurs façons de se tenir entre le libéralisme et le socialisme. Telle est l’évidence constatée à Paris, hors de tout débat de théorie. M. Blair a noté : » La social-démocratie moderne consiste à gérer le changement (indubitable), à en devenir les champions dans un sens qui surmonte l’insécurité et libère les hommes « . La social-démocratie ne se livre pas pieds et poings liés à la mondialisation, à la globalisation, à la » main invisible du marché « . Elle veut sauver, de la prédétermination économique triomphante, ce qui peut rester à l’initiative politique, si celle-ci a encore quelque réalité. D’ailleurs à Florence, le 21 novembre, en petit comité, MM. D’Alema, Schroëder, Jospin, Blair et Clinton vont affiner la part du rêve, à peine esquissée. Le visage de cette histoire est loin d’être dessiné.
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9 novembre : mais dix ans auparavant en 1989, le mur de Berlin tombait. Alors on a modérément commémoré l’événement, autour de rares témoins vieillis. L’Allemagne est réunifiée. Elle fait semblant d’en éprouver encore des difficultés, traversant quelques troubles ontologiques, à découvrir son être en tant que tel. N’en croyez rien. La réunification aura été une surprise pour beaucoup . Dès l’été 1972, aux Jeux olympiques de Munich, qui furent endeuillés d’un tragique attentat, j’ai vu la foule des Allemands de l’Ouest et du Sud clamer sa joie des victoires accumulées par les frères et champions de l’Est, tous dopés, comme on n’en a plus douté. Les cœurs vibraient à l’unisson. Quel avertissement !
Un an plus tard, j’étais ministre des Affaires étrangères depuis quatre mois. A Helsinki en 1973, s’était ouverte la conférence sur la sécurité et la coopération européenne. Les officiels allemands de l’Est et de l’Ouest s’étreignirent longuement. Je fis un discours, qui suscita quelques échos, sur les fausses sécurités, sur l’ordre établi attentatoire à la liberté de peuples occupés. Déjà la domination soviétique me paraissait atteinte et les libérations possibles. Mais en souscrivant aux procédures de l’OSCE (Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe), les Occidentaux devaient retarder, jusqu’en 1989, la libération des peuples captifs, que ceux-ci ne durent qu’à leur seule détermination et à mains nues. Alors 9 novembre 89, réunification allemande et délivrance des peuples de l’Est, je n’écarquille pas mes yeux déjà bien ouverts, car le destin était plus précocement fixé que ne le laissent croire aujourd’hui des cérémonies officielles.
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9 novembre 1970 : Le Général de Gaulle rejoignait l’ Histoire qu’il n’avait cessé d’animer. Il est devenu le souverain d’un temps qui lui fut parcimonieusement compté. L’éternité ne lui témoignera pas d’ingratitude. La France non plus, semble-t-il.
9 novembre 1944 : J’avais 23 ans. Je venais d’Italie où j’avais fait campagne dans la 2° division d’infanterie marocaine, celle de Meknès. Avec beaucoup d’autres, j’ai été canardé avant Belfort. Eclopé désormais, je n’ai cessé de croire en l’espérance, celle qui prend toujours et rend parfois.
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La peau de l’Alliance atlantique.
Samedi 6 novembre 1999
MEDI. I n° 606
Les exagérations de notre temps finiront par avoir la peau de l’Alliance atlantique. Aucune délectation dissimulée ne m’incite à cette prévision, qui est aussi une mise en garde. La politique mondiale des plus Grands devient à la fois sommaire et exempte de la moindre subtilité, de la moindre cohérence. La docilité même est intolérable à ceux qui ont suivi ou suivent, de leur place modeste, les jeux débridés de la puissance. Avec le temps, on aura la révélation des avertissements précautionneux que les partenaires de l’Alliance atlantique auront tenté de glisser jusqu’à ses sommets. Depuis plusieurs années, la République française s’y sera essayée, tel Chirac avec son ami Clinton, avant que celui-ci ne quitte la rampe de l’actualité. En vain. Les historiens découvriront des documents prémonitoires et pathétiques, parce qu’inopérants.
Pour l’heure, les Européens paraissent, comme à l’accoutumée, dociles au chantage. Du moins font-ils semblant. Après plus d’un demi-siècle d’alignement sur Washington, les intentions qui en émanent n’ont pas changé. L’Amérique révère l’idée d’une défense européenne, à condition qu’elle soit la sienne, que cette défense n’ait pas d’identité, de réalité. Oh ! les encouragements ironiques prodigués à l’ Europe, si elle veut se pousser du col, ne manquent pas : le déséquilibre entre les forces européennes et les forces américaines, au sein de l’OTAN, ne cesse de se creuser. Les dépenses militaires des Quinze ont décliné depuis 1992 (de 7% en 1999). Dans la recherche et le développement ,l’effort européen représente le quart de celui des Américains (9 milliards de dollars contre 38 milliards). La prépondérance technologique (pour le meilleur et le pire, comme on l’a vu au Kosovo) est époustouflante et, bons princes, ils sont prêts à laisser à l’Europe sa place dans la défense collective, à condition qu’elle ait la capacité de l’occuper. S’y efforcerait-elle, en regroupant ses industries d’armement comme présentement, que les Américains , bas le masque, se lanceraient à l’assaut d’un pôle industriel, devenant leur concurrent et attaquant leurs monopoles. Tout cela est aussi cousu de fil blanc que l’a été, pendant 30 ans, leur menace de se retirer militairement de l’Europe, intention qu’ils n’ont jamais eue. Pour les Européens, assurer leur propre défense n’est pas rechercher une impossible parité avec les Américains, mais être capables de faire front à tous autres, à l’exclusion bien entendu, du partenaire atlantique. Est-ce si difficile à comprendre et à réaliser ?
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D’autant que les Etats-Unis viennent de prendre deux initiatives de taille. La première est le refus du Sénat de ratifier le traité, dit CTBT, interdisant les essais nucléaires, en dépit des objurgations de Clinton et des démarches de Blair, Schroëder et Chirac, destinées à l’épauler. Que le refus sénatorial, rappelant le rejet du traité de Versailles, en 1920, mette en cause l’unité de l’OTAN, n’est pas le moindre inconvénient. Il fait surtout fi de l’équilibre des relations internationales pour en revenir à la brutalité et à la déstabilisation qui sont dans la tradition des interventions américaines. Javier Solana, devenu le Monsieur Pesc des Européens, après avoir été l’homme lige de l’OTAN, n’a pas hésité à dire : » Si les Etats-Unis veulent se dégager de leurs responsabilités militaires en Europe, ils n’ont qu’à le faire mais sans prendre l’initiative européenne comme excuse « .
En effet, leur seconde détermination visant à l’installation d’un réseau de missiles antimissiles, rendant impénétrable leur propre territoire, système auquel ils vont essayer de convaincre les Russes et les Chinois, livrerait tous les autres dans le monde aux secousses les plus désordonnées. Ces deux manifestations récentes sont peut-être révélatrices d’un débat intérieur que l’Amérique a ouvert sur ses intérêts fondamentaux et son rôle universel, par rapport à ceux-ci. Mais le reste du monde et l’Europe en tête sont bien obligés de se soucier de ces gestes qui prennent forcément valeur historique, relevant d’un isolationnisme unilatéral. Affirmer en quelque sorte, comme vient de le dire, à Londres, Strobe Talbott, le n°2 du département d’Etat, que rien ne doit être changé au sein de l’OTAN et surtout pas la domination absolue qu’y exercent les Américains, vouloir imposer une coopération transatlantique des industries d’armement aux seules conditions des Etats-Unis, cela semble relever d’attitudes désormais peu réalistes et menant à des ruptures qui menaceraient l’ordre transatlantique lui-même.
L’immobilité provoque, à la fin des fins, le changement, dans la confiance ou la méfiance. Nous en sommes là.
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L’horreur politique.
Samedi 30 octobre 1999
MEDI. I n° 605
L’horreur politique : je cite. » Le corollaire de l’horreur économique : l’horreur politique. Un monde nouveau apparaît et le parti de la réforme se trouve bien démuni. Triste fin de siècle pour la gauche : ce n’est déjà plus guère qu’une gauche imaginaire. Elle a cent ans. Et on ne la croise plus que dans les rêves « . Dans leur ouvrage, paru l’été dernier, Gérard Desportes et Laurent Mauduit, sous le titre : » La gauche imaginaire et le nouveau capitalisme » (1) règlent un compte impitoyable avec celle-ci, où ils s’inscrivent et dont ils démontrent qu’elle a trahi, étant au pouvoir, les nécessités autant que l’idéal. Journalistes, l’un à » Libération » et l’autre au » Monde « , leur charge, bien documentée et cruelle, décrit une marche inéluctable, de l’économie de marché à la société de marché, ce qu’un socialiste ou un social-démocrate ne saurait admettre. Le capitalisme gouverne la France avec l’acquiescement et le concours des meilleurs des camarades. La gauche plurielle, groupée autour de Lionel Jospin, se complait ou se résigne aux illusions, aux truquages dialectiques. Elle a abdiqué sa mission et ses responsabilités.
Quelle philippique ! On peut s’en réjouir ou s’en irriter. Ou répondre, comme l’a fait le Premier ministre : » Ils sont dans l’imaginaire. Moi, je suis dans la réalité « . Mais, au bout du compte, à quoi dévoue-t-on son existence ? A l’habileté pour durer ? Ou à la volonté d’un témoignage ? Les deux auteurs ne doutent pas du choix. Ici, l’habileté tourne à une » invraisemblable comédie « , autour d’une réforme pitoyable que le flot libéral submerge et ridiculise. Mais l’art du politique n’est-il pas de faire, de nécessité, vertu et de se transformer au point de se justifier dans son intime conviction ? Lionel Jospin, dans des temps déjà anciens, avait la réputation, au parti socialiste, d’être capable de plaider les dossiers les plus ingrats et de disposer d’une dialectique, imperturbable face aux obstacles. Premier ministre, il démontre qu’il n’a pas perdu la main ; il l’a même appesantie. Nul ne songe, encore aujourd’hui, à reprocher à Edgar Faure, prince de » l’indépendance dans l’interdépendance « , de multiples facéties de vocabulaire. Il s’en vantait même. M. Jospin a, lui, construit son image publique sur une austérité propice à susciter le sérieux. Qu’importe, en quelque sorte, que certains des siens lui renvoient le portrait d’un opportuniste habile et inconstant, par conséquent ; qu’ils glosent sur » ses valses – hésitations » et ses » engagements non tenus » pour se résigner – ou avoir choisi » un cheminement fondamental vers un système qui se rapproche des standards américains « .
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J’aurai, moi, apprécié le chapitre intitulé » le miroir de la misère » parce qu’il souligne que, de Mitterrand à Balladur, de Juppé à Jospin, les réactions de notre société, traduites ou interprétées par nos ténors de la politique, sont ridiculement rétrécies et désinvoltes. Non que l’élan charitable et le dévouement aient diminué. Ce serait plutôt le contraire. Mais nul ne s’est avisé jusqu’ici que les palliatifs dressés à la hâte, à l’orée de l’hiver, accompagnés de déclarations ronflantes sur la solidarité, sont le moins du monde capables de faire prendre conscience, à la totalité de la République, qu’elle se délite dans l’éparpillement de ses détresses et la multiplication de ses cautères, sur les jambes de bois de la misère. Le modèle de notre fâcheuse évolution est bien connu, affirment les auteurs, » c’est le ghetto à l’américaine, la ségrégation comme dans les pays émergents « .
La réflexion -à la mode, hélas- en cet automne est qu’un nouveau monde s’est installé sans bruit, dont les effets progressent dans l’ombre et dont les animateurs sont soigneusement lointains de nos habitudes et de nos ornières. La presse américaine, qui, elle, sait à quoi s’en tenir sur la gestion des entreprises, dans la plus grande initiative, s’est bien amusée des Français. Indignés des licenciements annoncés par Michelin, ils n’ont eu aucune hésitation, détenant 37% des automobiles Nissan, à appliquer aux travailleurs japonais un plan rigoureux de licenciements, digne de la plus superbe américanisation, récusée par M. Jospin pour Clermont-Ferrand.
A Seattle, du 30 octobre au 3 décembre, la bataille fera d’ailleurs rage, dit-on, entre les partisans de la globalisation, de la mondialisation, se battant à visage découvert pour le succès d’un capitalisme intégral, jusqu’à l’excès et les forces obscures rassemblées autour de la nation, de la religion et de l’ethnie. On le raconte du moins. Le livre dont j’ai parlé est inquiétant, à bien des égards. Surtout parce qu’il traduit la résignation de nos dirigeants à une évolution décrite comme inéluctable. Allez comprendre pourquoi elle le serait. Evidemment, elle ne l’est pas, pour tous ceux qui vivent ou espèrent vivre debout.
(1) Editions Grasset.
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MSF et Nobel.
Samedi 23 octobre 1999
MEDI. I n° 604
M.S.F. et Nobel : vendredi 15 octobre, la machinerie suédoise installée en 1900 pour récompenser, chaque année, les personnes ayant rendu à l’humanité les plus grands services, conformément au testament d’Alfred Nobel signé à Paris en 1895, a distingué pour 1999 MSF, l’association » Médecins sans frontières « . La fortune faite sur les explosifs a été mise au service des hautes vertus humaines. Pour la paix, 5° rubrique des prix Nobel, le choix est fait par le comité Nobel norvégien, nommé par le Storting (le Parlement) de ce pays scandinave. De Henri Dunant (1901) aux deux Irlandais Hume et Trimble (en 1998), la liste est prestigieuse des organisations et des individus qui ont été distingués. Notamment la Croix- Rouge internationale dès 1917, l’Office Nansen pour les réfugiés en 1938, encore la Croix-Rouge, en 1945, le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés en 1954 et en 1981, l’Unicef en 1965, l’OIT en 1969, Amnesty international en 1977, l’Internationale des médecins contre la guerre nucléaire en 1985. Je ne peux les citer tous et toutes. Cependant, en égard pour la tragique actualité, en 1996, l’évêque de Dili et le chef des résistants du Timor oriental furent judicieusement honorés ; en 1997, la Campagne internationale pour le bannissement des mines antipersonnel.
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Mais jamais jusqu’ici ne s’était exprimée, si elle avait existé, l’intention de modifier l’ordre international, ses principes et ses pratiques. Avec le cru 1999, avec MSF, est soulignée une contestation active de cet ordre-là, qui a perduré pendant tout le siècle et dont il apparaît qu’il n’est plus supportable. On espère qu’il sera condamné. Déjà, à considérer les drames humains de la Chine à l’Amérique, la nécessité est évidente que la souveraineté des Etats, notion fondamentale, doit être sérieusement encadrée par des assouplissements, acceptés contractuellement ou proclamés par la communauté des nations. Les corollaires de cette règle universelle -l’ immunité offerte aux chefs d’Etats et la territorialité du droit dont ils s’abritent- sont déjà mis en question : traité instituant une Cour pénale internationale et tribunaux internationaux pour la Yougoslavie et le Rouanda. Les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité, les agressions et les crimes de guerre, l’usage des mines antipersonnel sont désormais inventoriés et révélés au grand jour. Le trouble a saisi le Landernau juridique mondial. Les attitudes diplomatiques, les initiatives, en faveur de traités pour des évolutions juridictionnelles, ne vont guère cesser, à la mesure d’ailleurs de la formation d’une Europe démocratique et de son poids croissant.
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Le discours du Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, à l’Assemblée générale, fin septembre, peut paraître d’une incroyable et irréaliste audace, venant de celui qui, mieux que personne, sait les pesanteurs et les lois de l’équilibre au Conseil de Sécurité. Qui sait aussi avec quelle virulence des pays en développement défendent bec et ongles le principe de la souveraineté nationale, dissimulant, de fait, le meilleur et le pire. Pourtant, il juge essentiel que » l’ensemble des nations arrive à un consensus, non seulement sur le principe qu’il faut réprimer les violations massives et systématiques des droits de l’homme où qu’elles aient lieu, mais aussi sur la manière de décider de l’initiative nécessaire, de son moment et de ses acteurs. » Plus de cent Etats ont déjà approuvé la création d’une Cour pénale internationale. Parmi les tensions qui naissent et se prolongent en tous points du monde, ce discours est nouveau. Il est loin d’être ridicule.
Le jury du Nobel de la paix en honorant » Médecins sans frontières « , pour 1999, s’est prononcé pour ceux qui ont été les précurseurs, les activistes du devoir, voire du droit d’ingérence : 28 années d’efforts, à la marge, en marge. MSF n’a pas de frontières car elle veut les ignorer, en dépit des risques et des résistances. C’est sa façon de les contester, pour mieux affirmer la légitimité de la main tendue, du secours protecteur. Pour intervenir vite et partout. Ceci fut fait par une poignée, devenue une brassée d’idéologues refusant de l’être en chambre, de volontaires du dévouement et de l’aventure, de techniciens transcendant les vertus de leur métier, de caractères non conventionnels dans un ordre établi sur les misères des plus vulnérables. Comme l’a dit Rony Brauman qui fut président de ces valeureux commandos, de 1982 à 1994, » quand nous avons vu des gens mourir de l’autre côté des frontières, nous nous sommes interrogés : quelle est cette frontière ? Elle n’a aucun sens pour nous « .
Les frontières des Etats se défendent vraiment par le respect exigeant que ceux-ci portent à leurs peuples.
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Les chefs virtuels.
Samedi 16 octobre 1999
MEDI. I n° 603
Les chefs virtuels : je veux évoquer, un instant, combien notre époque, prise dans les tourbillons de ses innovations et de ses conquêtes douteuses, aura, en quelques années, transformé l’exercice du pouvoir des hommes politiques, lorsqu’ils le détiennent. Naguère, on pouvait leur prêter des vues lointaines, une stratégie, une éthique même. Désormais, maîtres en relations publiques, en communication, leur inconsistance, hors de la virtualité médiatique, est totale. L’instant du paraître est leur impérieuse ambition. Américains, Européens, Russes et Orientaux, ils se révèlent tous comme ayant accepté d’être dessaisis de la puissance et de la capacité de transformer les évènements. Les Chinois ne vont pas tarder à se plier à la dépossession générale de l’homme public dont l’horizon n’est plus qu’une lucarne soi-disant inspirée. Blair, Clinton, Shroëder et quelques autres s’agitent sous nos yeux dépouillés du pouvoir, mais ravis de leur présence.
Depuis cinquante ans, le sous-continent indien est, pour les Etats-Unis, un sujet majeur d’inquiétude. Déjà en 1971, quand Nixon et Pompidou se rencontraient aux Açores, sur les questions monétaires internationales, c’est-à-dire l’indiscipline du dollar. Le Président américain et son conseiller Kissinger n’avaient alors d’autre pensée que de ne pas lâcher la main, dans une nouvelle dispute indo-pakistanaise sur le Bangladesh. Cet été, les deux Etats sont devenus, au grand jour, puissances atomiques, soucieuses de se menacer encore plus fort ou d’en découdre. Cette semaine, les élections en Inde, et le coup militaire au Pakistan ne sont pas des gages d’apaisement. Mais pour étendre la confusion, le comportement de Clinton et de son Sénat sur les traités de limitation et de contrôle atomiques est stupéfiant. Le Président a signé, en 1996, un traité d’interdiction des essais nucléaires (CTBT). Cent cinquante trois pays ont fait de même. Vingt-six pays l’ont ratifié (il en faudrait quarante-quatre). Or le Sénat américain refuse de le faire, à la grande joie de la Chine et de la Russie. Il attendra l’élection du successeur de Clinton (peut-être), ayant fait mordre la poussière à celui-ci. Perte de face, en direct ! Où en est cette démocratie, inspirée par la puissance divine ? La revue » TIME « , sous le titre : » Vous appelez cela, leadership ? » n’y va pas de main morte, jugez-en : » un mois misérable pour la politique étrangère américaine « . Le traité sur les essais nucléaires est mis au rancart. Faute de payer leurs cotisations, les Etats-Unis sont menacés par l’ONU de ne pouvoir voter à l’Assemblée générale. Et la Chambre des représentants a écorné l’aide internationale. Où est la politique de l’administration Clinton contre la prolifération, pour la réduction des armements (Start II) avec la Russie, pour le TNP (traité de non-prolifération) – que l’Inde et le Pakistan n’ont pas signé; contre la production des matières fissiles, à l’étude ? Elle est nulle part . Le Président se soucie de son image, au jour le jour et les prises de vues sont difficiles, en ces temps. Même le pathétique appel conjoint de Blair, Chirac et Schoëder -coup d’épaule de copains, pour faire pression sur le Congrès- ne l’a pas déridé.
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Cependant, les rapports entre les Etats-Unis et l’Europe, au jour le jour, ne devraient pas entraîner la mélancolie, dans l’Alliance atlantique. D’abord les Français et les Allemands ont inventé la diversité culturelle et sociale, pour animer la conférence de l’OMC, à Seattle, en novembre prochain. On va voir le sort qui sera fait à ces belles résolutions. On note aussi que M. Javier Solana, progressiste espagnol, longtemps secrétaire général de l’OTAN, sous la gouverne des Etats-Unis, s’est glissé en Europe, en qualité de » Monsieur PESC » -politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne. Négociateur avéré, on ne sait pas très bien ce qu’il veut faire : porter le coup de grâce à l’UEO (l’Union de l’Europe occidentale), seul bastion de défense, à peine esquissé, et aligner les moyens nationaux dans la mouvance resserrée de l’OTAN ?
Interrogation qui n’est pas superflue quand on assiste aux luttes titanesques menées par les » équipementiers » militaires américains, anglais, allemands, français, italiens et espagnols. Qui les mène ou les inspire ? L’impulsion décisive et brouillonne du marché ou l’invasion américaine, entre lesquelles la confusion est possible ? D’un côté, les mammouths US Boeing, Lockheed Martin et Raytheon et de l’autre, mais à venir peut-être, une Compagnie européenne spatiale et de défense, (avec les » British » ) ? Avec une Europe qui parie plus sur la paix et l’exportation, à partir de budgets militaires réduits et une Amérique championne de l’exclusivité, orchestrée par le Pentagone, même et surtout en Europe.
Autant de raisons pour soupçonner pourquoi les responsables politiques se cantonnent désormais à l’éphémère et à la seule gestion, éphémère aussi, de leur image.
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Voisins incertains d’eux-mêmes.
Samedi 9 octobre 1999
MEDI. I n° 602
Voisins incertains d’eux-mêmes : France, Allemagne, de confuses interrogations semblent habiter ces deux pays riches, que l’aisance aurait rendus capricieux et vains. On pourrait en juger ainsi : la médiocrité du débat et des équipes politiques y porterait sans surprendre. Chez nous, à force de pédaler dans la gélatine consensuelle, les dirigeants semblent avoir perdu tout élan et toute imagination. Leurs gestions s’entremêlent et les chattes n’y reconnaissent plus leurs petits. Au point que sur le thème » l’homme qui dit non » (de Gaulle), l’adverbe réducteur ramène seul l’attention sur un parcours historique jamais épuisé. Le pays s’administre de lui-même, en ses multiples facettes catégorielles, se rendant justice dans la rue et sur les seuils usés de la vie quotidienne. Est-ce là un destin honorable, assuré par des responsables de l’Etat pratiquant uniquement l’art mineur de l’esquive pitoyable, voire minable ?
En Allemagne, où l’on a gardé le sens, voire la nostalgie, du commandement, les équipes et leurs programmes habituels, après s’être donné une bonne peignée, ont en douze mois, pardonnez du peu, fait le tour de la victoire et de la défaite. Le héros d’hier, à peine rassasié, retrouve devant lui, goguenard, le Chancelier d’avant-hier. Si bien que, à Berlin comme à Paris, des gouvernements de gauche s’affrontent à des syndicats hostiles, hostiles à lâcher quoi que ce soit de leurs » droits acquis » et usant de la dialectique, puis de la tactique, des positions de force.
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Ici et là, les questions sont les mêmes, si les réponses sont différentes, au point que l’Allemagne de Schroëder pourrait, tout à trac, en politique comme en économie, ressembler à » l’homme malade » de l’Europe. Tandis que Jospin bénéficierait de l’indulgence d’une conjoncture qu’il attribue aux mérites de sa gestion, depuis deux ans. Chacun sait qu’il pousse un peu loin l’autosatisfaction. En fait, l’idéologue allemand et l’idéologue français ont choisi deux méthodes divergentes. L’un se fait l’interprète du conservatisme allemand traditionnel ; l’autre a préféré un pragmatisme à tout crin, camouflé sous des principes d’autant plus réitérés que l’intention n’est pas de les appliquer. Tel est l’usage que ferait notamment le Ministre de l’économie DSK de ce qu’il appelle la » macro -économie « . Ce qui lui évite les mésaventures rigoristes de M. Juppé, naguère. Alors que MM. Schroëder et Hans Eichel qui a remplacé aux Finances Oscar Lafontaine, le » macro économiste « , se plient diligemment à la rigidité idéologique des banquiers de la Bundesbank et par conséquent à celle de la Banque centrale européenne. Encore que ces messieurs aient mis de l’eau dans leur vin et se gardent bien de jouer ouvertement un euro fort contre le dollar, en excellente santé. Voilà qui ne peut qu’aider la France à profiter au plus vite de la bonne passe où elle se trouve : prix stables, inflation minime, surplus à l’exportation.
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Pendant ce temps, M. Schroëder, empêtré dans le rôle du » père la rigueur » et dans la défense du mark fort, s’agace des publications parues en France, dues à Maurice Druon, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, qui craint, dans les 10 ans à venir, une confrontation de » l’Empire allemand » avec la France, sans qu’elle soit militaire ; dues encore à Pierre Marion (Mémoires de l’ombre, succès de librairie) qui fut le chef des services secrets de Mitterrand en 1981-82, dont il décrit complaisamment l’ignorance et comment il fut roulé dans la farine par le Chancelier Helmut Kohl, virtuose de la réunification des 2 Allemagne. La suite en est évidente : l’Allemagne veut désormais une Europe fédérale, unifiée en quelque sorte, qu’elle dominerait tout naturellement. Les » souverainistes » français, puisqu’ils s’appellent ainsi, mènent grand tapage sur cette perspective inéluctable, à laquelle font écho Philippe Delmas (Voyage au bout de l’Allemagne) et Alain Griotteray (L’Allemagne est inquiétante). C’en est trop pour le Chancelier Schroëder, passablement énervé, ces temps-ci, par ses compatriotes.
Offrons-lui quelque apaisement en notant qu’à Florence vient de se tenir une conférence sur le thème : » Culture et développement prometteur « . Alors que la mondialisation ne cesse d’orchestrer et d’installer les positions américaines, il est bon, en effet, que des voix s’élèvent pour démontrer que le développement durable et efficace passe par le respect de la culture, qui est souvent celui de l’histoire, le respect de l’identité des peuples, de leurs langues, de leur cadre de vie, de l’amour de ce qu’ils sont et de ce qu’ils créent. » L’avenir de la différence » est en effet grandissime, en dépit du nivellement idéologique et matériel. L’Allemagne mérite aussi ce respect, qui exclut l’impérialisme passé ou à venir.
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Inoxydable CNUCED.
Samedi 2 octobre 1999
MEDI. I n° 601
Inoxydable CNUCED : depuis 1964, cette Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement, devenue organe permanent de l’Assemblée générale, n’aura cessé, avec ses 188 membres, de batailler pour le Tiers Monde – aujourd’hui les » pays en développement « . Quelle ardeur et quelle pugnacité ! A Genève, où elle siège, elle aura inventorié, enquêté sur les inégalités mondiales et téléguidé de multiples actions contre un ordre économique oppressant. Je me souviens encore des luttes épiques, menées dans les années 70 par l’Algérie de Boumediene, qui ne distinguait guère ses propres limites, face aux colonialismes du passé, du présent et du futur. M. Bouteflika serait fondé à recommencer, trente ans après.
La délégation permanente de l’Assemblée vient donc de publier son rapport pour l’année 1998. Il contient la charge habituelle de dynamite, qui laisse d’ailleurs insensibles les mastodontes assis sur le pouvoir mondial. Mieux, la CNUCED en aperçoit d’autres : elle, qui aura plaidé pour l’expansion du commerce international, s’émeut présentement du rôle immense et galopant des nouveaux maîtres du monde, une centaine de groupes » moteurs du système de production mondial intégré » ; ceux-ci en sont encore à leurs débuts. Mais ils submergent déjà, de leurs possibilités arrogantes, les disciplines des Etats, orientent les productions et les investissements et règlent à leur guise leurs implantations, donc les routes du développement mondial. Les gouvernements sont lilliputiens devant un tel pouvoir qui n’a cure de leurs préoccupations sociales, émiettées et vulnérables. Outre les cent groupes géants, la CNUCED a repéré 60.000 sociétés transnationales, s’appuyant sur 500.000 filiales étrangères. La maîtrise des investissements internationaux, leur géographie appartiennent déjà à ces firmes. Les zones les plus rentables se renforcent. Les moins favorisées sont totalement abandonnées, dont tout un continent, l’Afrique (1,3% des investissements mondiaux). Alors les dénonciations et les appels enflammés des contempteurs de la démocratie, dont ils n’ont que faire, comme les vaticinations politiciennes des démocrates européens sur la citoyenneté sociale, provoquent, au mieux, doute et scepticisme.
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Cette semaine, dans mes lectures éparpillées, deux articles illustrent les constats de la CNUCED. Un journal marocain, des plus honorables (j’y écris), ose celui-ci, irréfutable : » Tous les vents de liberté et de pluralisme qui ont soufflé sur le monde ont raté, à des exceptions près, leurs cibles dans le monde arabe… On est en droit de se poser beaucoup de questions sur l’avenir de la » nation arabe « … » bafouant les règles les plus élémentaires sur lesquelles reposent les sociétés modernes « . En contrepoint, l’un des directeurs de la Banque Mondiale, M. Magdi Iskander, qui n’est pas un joyeux drille, pose la question : » Vous voulez des capitaux internationaux ? Essayez donc une transparence loyale « . Et de broder sur ce thème : de l’Asie, à la Russie et au Brésil, la leçon de la crise est désormais impérative : pas de capital international, sans lois, justices et pratiques exclusivement loyales.
Et voilà que l’ » International Herald Tribune » affirme, par l’un de ses journalistes financiers les plus avisés, M. Reginald Dale, l’évangile d’une loyauté mis à mal par son pays : » Le temps est venu de ne plus négliger le déficit des Etats-Unis « . Il s’agit de leur commerce extérieur qui, depuis vingt ans, n’a pas exporté assez de biens et de services pour payer ses importations. Depuis deux ans, il s’est creusé. En juillet dernier, Wall Street s’en est ému . Reviendrait-on à l’année 1985, quand le groupe des 7 avait encouragé une chute du dollar (elle fut d’une moitié) pour rendre les exportations américaines compétitives ? Aujourd’hui, ces compères s’accommodent très bien d’un dollar fort, notamment les Européens. Les experts américains ne dramatisent pas : il faudrait atterrir » en douceur « , dans les deux ou trois ans et jouer à plein des positions de force dans les services, au cours du prochain » cycle du Millénaire « . Les premières escarmouches à Seattle, en novembre, s’annoncent bien, dans la plus rigoureuse loyauté !
Les instituts de réflexions et de propositions, si familiers dans le paysage économique occidental, et parfois » sous influence « , en sont venus, présentement, à une conclusion péremptoire : » La seule façon de vaincre le chômage, dans ce monde de progrès, est de libérer l’activité des contraintes auxquelles les politiciens européens ont trop souvent recours pour protéger leurs populations du chômage, tout en l’aggravant ainsi « . Ils le savent bien d’ailleurs. Mais ils redoutent tellement de prendre des mesures impopulaires ! Jospin, Schroëder, d’Alema sont dans cette perplexité. Mrs Thatcher a déjà fait le travail pour Blair, dans les années précédentes. Quel embarras pour ces hommes publics. Et la CNUCED qui démontre qu’ils vont désormais compter pour beurre, devant leurs nouveaux maîtres, de General Electric, à Shell et tant d’autres ! Et BHL qui voudrait supprimer l’ONU, pour la remplacer naïvement par un temple de la responsabilité et de l’équité !…
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Une nouvelle Allemagne ?
Samedi 25 septembre 1999
MEDI. I n° 600
Une nouvelle Allemagne ? Cinquante ans après la fondation de la République fédérale allemande, qui succéda au III° Reich hitlérien, une réflexion sur la nouvelle Allemagne est tentante. Bien sûr, la réunification s’est faite, mais c’était déjà en octobre 1990, bientôt dix ans. L’affaire fut menée tambour battant, à l’insu d’ailleurs du Président Mitterrand, qui l’estimait fort lointaine. Les charges économiques de cette opération furent assumées d’un cœur léger par le Chancelier Kohl, décidé à ne lésiner sur rien. Il gouverna encore pendant huit ans sans parvenir à récolter les fruits, lents à venir, d’une union si naturelle. Son successeur, en 1998, le Chancelier social-démocrate Gerhard Schroeder, battit aisément Helmut Kohl, le chrétien-démocrate, accusé d’immobilisme et réputé avoir fait son temps. La vague rose submergea une nouvelle Allemagne avec de joyeux accents. Moins d’une année après, un record en quelque sorte, des scrutins régionaux et municipaux ont signifié cruellement au nouveau chancelier que le charme était rompu, que sa majorité était en perdition et qu’elle éclatait sous l’épreuve.
Non seulement le parti socialiste (SPD) se défaisait en une gauche et une droite, mais l’alliance réalisée avec les Verts vacillait devant l’insignifiance de leurs propres résultats. Car ce n’est pas la moindre surprise de cet été politique en Allemagne. Devenus quantité négligeable au sein de la coalition, passés de 11% à 5% et même moins (en Saxe), leur pittoresque désordre et leur incapacité à prendre des positions claires avaient détruit la force de la vague écologiste qui anima les années 1960-70. Evoquer une Allemagne nouvelle, avec des résultats et un avenir aussi brouillés, est un choix hardi. Pour qu’il soit avisé, il faudrait d’abord que le pays –réunifié- ait changé ses propres vœux, alors que toute sa préoccupation, tout son désir sont que rien ne change des quarante années (1950-1990), qui ont hissé l’Allemagne au faîte de l’opulence, en Europe.
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Les électeurs de Schroeder, après ceux de Kohl, qui sont souvent les mêmes, ne peuvent accepter une contraction des droits acquis, de l’aisance expérimentée, un report de l’expansion. Le discours sur la rigueur
nécessaire, venu de l’un ou de l’autre, ne passe pas. Que le chiffre des chômeurs se maintienne à 11% des travailleurs, que la dette publique absorbe le quart des recettes fiscales et atteigne 61% du P.I.B., soit un point de plus que ne l’exige le traité de Maastricht, que le taux de croissance voisine 1%, chacun le sait mais personne ne veut du budget refusé en 1998 et qui doit être repris en 1999. En mai 2.000, les élections dans la région Rhénanie du Nord – Westphalie, le Land peuplé de 18 millions d’habitants, règleront in fine le sort de Schroeder, s’il ne disparaît pas avant au profit d’une alliance SPD-CDU, qui a déjà ses partisans, après les 5 défaites électorales du Chancelier qui viennent de se succéder.
Examinons ses chances possibles : la poisse économique cesserait de l’engluer, surtout parce que la reprise, sensible en Europe, atteindrait enfin l’Allemagne. Jospin a reçu la bonne fée plus tôt. Pour l’Allemand, elle viendrait in extremis. Ses patrons le croient, malgré une croissance atone. Entre le 10 octobre , élection à Berlin et mai 2.000, dans la Ruhr, le Chancelier a huit mois pour imposer son autorité, c’est-à-dire son budget de rigueur et retrouver un public docile et convaincu, pour refaire son parti et y éviter la montée d’un successeur, pour faire miroiter une Allemagne redevenue une puissance mondiale, avec au moins le souvenir de la prospérité de la précédente, pour endiguer la montée de l’ex-parti communiste de l’Est dans l’Allemagne réunifiée. Conjoncture bien encombrée pour pousser sur les rails un travaillisme libéral à la Tony Blair, avec ou sans celui-ci. La prochaine rencontre des socialistes européens à Florence n’a guère la cote.
Pour couronner l’édifice des difficultés présentes de l’Allemagne se voulant désormais » puissance mondiale « , notons que deux sources d’ambiguïté sont décelables sous une herbe épaisse. Celle de l’Alliance atlantique dont les pratiques deviennent de plus en plus incompatibles avec le destin de liberté et de souveraineté de l’Europe. L’autre source s’alimente à de vains combats dans l’Union Européenne – où la souveraineté des grands Etats est évidente – menés contre une commission qui est entièrement à sa place, dès lors que les Etats y exercent leurs prérogatives. Nul ne peut les contester : le seul ennemi de ces Etats réside dans leur démission à user de leurs propres pouvoirs. Mais combien la faveur populaire est devenue capricieuse et instable, de Londres à Paris, de Madrid à Rome et, bien sûr, à Berlin !
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» L’ avenir de la différence « .
Samedi 18 septembre 1999
MEDI. I n° 599
» L’ avenir de la différence « , tel est le titre du dernier ouvrage paru d’Edouard Balladur. Avec une obstination du meilleur aloi, qui est le signe de la qualité de l’homme public, l’auteur, connu de tous les Français, s’efforce de les informer de leur destin, et d’eux-mêmes, en outre. Sans impatience, sans indignation, sans présomption. Mais avec un instinct sûr de l’Histoire, une conviction raisonnée et une confiante espérance dans la cohésion d’une nation. Ni clairon pour d’hypothétiques assauts, ni bruits de fond d’une » techno » pour agitations à la mode, ni chevauchée des règlements de comptes. Est-ce un ouvrage pour enflammer les passions ? Celles du combat politique certes pas, des affrontements préfabriqués à l’usage des partis, non plus. Mais tout l’art de cet ouvrage sobre est d’enfoncer , sans sembler y toucher, des portes ouvertes là où on jurerait qu’elles n’ont jamais existé. Le titre aurait pu en être : » L’avenir de l’imprévu « . Mais avec une certitude tranquille, l’auteur affirme que cet avenir, le nôtre, est celui de la différence, alors que les engins de la mondialisation déroulent, en tous points du globe, les rubans vainqueurs de l’uniformité présente.
L’analyse de la lente progression de l’humanité, depuis l’espace isolant de rares populations jusqu’à l’histoire des dominations, des empires, des idéologies captant les pouvoirs pour le bien de tous et leur malheur, finalement, la ballade millénaire est retracée, avec un savoir historique sous-jacent qui n’est pas mince, mais qui déteste la prétention. Sauf celle de prouver que » heureusement les choses commencent à changer et que l’uniformité n’a jamais été gage de justice et d’équité « . Si ces évidences sont admises par le lecteur, avec ou sans réticence, parce qu’elles ne sont pas contestables, on passe ensuite à l’inventaire des différences qui demeurent. Les mauvaises sont à discipliner, et les bonnes assureront la liberté et feront face à la tyrannie de l’uniformité.
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Le combat pour la différence se confond avec celui pour la tolérance. Tolérance vis-à-vis des autres, dans l’émulation et pour la création. Un trop court chapitre fait un sort aux idées reçues, comment elles s’installent et comment des jardiniers zélés les cultivent. » Dans nos sociétés si présomptueuses, où la liberté d’opinion est l’objet d’un culte général affiché avec ostentation, d’une révérence obligée, elle est en réalité battue en brèche par le conformisme, la tyrannie toujours pesante des idées reçues « . Toute la leçon du livre, donnée sans acrimonie, est là, avec même quelque joyeuse allégresse : » La discussion même est coupable « . Sont cités, en France, le repli d’un Etat tentaculaire, la défense de la nation, les statuts sociaux des nationaux et des étrangers, la continuité du pouvoir exécutif, la décentralisation, les retraites du public et du privé, la protection sociale en interaction avec l’économie. Juste quelques exemples des crispations et de l‘ immobilisme de ceux qui prétendent gouverner l’opinion, à la mesure de leur esprit immuable. Le » politiquement correct « , venu d’outre-Atlantique, avec ou à la suite des idées de Mai 1968, a donné naissance à » un nouvel ordre moral « . Le débat politique et intellectuel se réduit » au domaine des sentiments, naturellement des » bons sentiments « , comme par définition « … » Chaque problème de société, chaque événement, chaque drame ne suscitent plus que réflexes égalitaristes, besoin accru d’assistance, compassion, contrition, recherche de bouc émissaire, imprécations, passions, contestation de l’autorité
établie , quelle qu’elle soit « . Citons encore : » Nous aimons les certitudes perpétuelles. Il est grand temps de reprendre le combat pour la liberté de l’esprit en s’affranchissant des interdits de toutes sortes « .
Rêvons avec Edouard Balladur et agissons pour que ce 21° siècle soit » celui de la différence revendiquée, celui de la liberté, contre la tyrannie du conformisme mondialiste » et concluons ici que la poésie et les poètes demeurent meilleurs garants de nos rêves que ne peuvent abolir les mécaniciens de l’intolérance.
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La paix du silence.
Samedi 11 septembre 1999
MEDI. I n° 598
J’ai consacré cette chronique, le 21 février dernier, à » Timor « . A nouveau, le 21 août, sous le titre : » Farce tragique à Timor « , quelques jours avant le vote d’une malheureuse population pour son indépendance, le 30 août. Je recommence aujourd’hui pour évoquer » la paix du silence « , de ce silence infamant par lequel les Nations Unies et la communauté internationale jettent l’éponge de leurs fausses convictions, de leurs fausses promesses, de leurs illusions sur elles-mêmes et sur la sordide réalité de leur nature, sans grandeur et sans humanité.
Dans les années 1994 -96 – 97, j’avais dressé, à la suite, trois » tableaux du déshonneur « . Il s’agissait alors des populations martyrisées du Rouanda, entourées de responsables onusiens et américains, frappés de cécité volontaire. La France, décriée comme de coutume, avait tenté, dans la désapprobation des gens de qualité, d’aller au secours des plus pitoyables. Du moins échappait-elle au tableau du déshonneur. Mais bien vite, en Europe même, il fallut en dresser d’autres, en Bosnie et au Kosovo, tandis que la Serbie tragique et paranoïaque mutilait ou exécutait des populations entières. En ces lieux de sauvagerie, les Européens distingués, les Américains garés de tout, sauf de leurs cocons protecteurs, les Nations Unies plus irrésolues et vaines que jamais, auraient dû pourtant apprendre le prix à payer, faute de s’être rapidement levés contre l’agression. Les Kosovars ont fait les frais funèbres de l’irrésolution, camouflée en habileté manœuvrière.
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Aujourd’hui, maintenant, tout de suite, les plus misérables, condamnés au plus total abandon, les Timorais, ayant bravé toutes les menaces et les meurtres, depuis un quart de siècle, ayant le 30 août tant risqué pour leur liberté, connaissent l’enfer, dans un monde qui ne tend aucune main secourable. L’ONU replie son dispositif de surveillance et de protection. Lâcheté des inconséquences accumulées. Rouanda bis, Kosovo ter, Timor quarto, et j’en oublie tant d’autres. » L’Occident bavarde « . » Que fait l’ONU ? « . » Les barbelés de Timor « . » Le plan diabolique de l’armée indonésienne « . Ces titres, il ne faut pas aller les chercher bien loin. Les journalistes, venus par milliers pour le référendum, ont disparu. CNN, l’universel, s’est suicidé en attendant de renaître. La mirobolante Madeleine Albright a été à la hauteur de sa réputation de béton : nulle. Son chef Clinton s’est décommandé d’une conférence économique dans ces parages, désormais si douloureux à sa gloire.
Ne savez-vous pas qu’en décembre 1975, le Secrétaire d’Etat Kissinger, épaulant son Président Gerald Ford, à la démarche hésitante, avait, au nom de son » réalisme » et de la » stabilité » des régimes autoritaires, admis que Suharto, président de l’Indonésie, envahisse le Timor oriental ? Ce qui fut fait le lendemain de la visite, des armements ayant été fournis au dictateur, contre la loi même des Etats-Unis. Madame Albright a sans doute oublié cet épisode ? Comme les Australiens, aujourd’hui préoccupés, ont oublié qu’ils avaient été les seuls à reconnaître alors l’annexion indonésienne. Evidemment, quand il a fallu peser les conséquences probables du référendum (si cela fut fait ?), on a préféré compter sur les bonnes paroles et le double jeu de l’Indonésie qu’énumérer les moyens de pression et de rétorsion, qui seraient immédiatement mis en jeu. En politique, en finance et en économie, la panoplie en est largement suffisante. Mais les Indonésiens savent que la parole des Etats-Unis ne vaut pas plus cher que la leur. Ils n’ont d’ailleurs rien entendu.
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Quant à nous Français, tout enveloppés, spécialement en ce début septembre, dans les efflorescences de notre amour pour les droits élémentaires des humains et de leurs peuples, notre silence est devenu si subit et assourdissant, qu’il a fallu que l’ex-Président portugais Mario Soarès, un ami et un Européen, se décide à le percer, avec affection et douleur. Ce grand silence de la France, pour une poignée de misérables, à l’autre bout du monde ! Quelle déchéance pour notre vocation universelle, des Inuits aux Chinois, du minuscule à l’immense !.
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Petits et grands maîtres péremptoires.
Samedi 4 septembre 1999
MEDI. I n° 597
Disons qu’il s’appelle Maillot. Dans mon quartier, on le connaît bien. On nourrit nos voitures à ses pompes. Il les répare aussi de tous les bobos de leurs vies. Et elles en ont. Sur l’interminable avenue, son savoir mécanique est rare et son secours toujours disponible. On tient à lui, comme un village à son curé ou à son boulanger. Mais voilà : la firme internationale BP, après de savantes études, a décidé que, la vente d’essence ne rapportant pas assez, il fallait lui adjoindre un rayon d’épicerie au lieu et place de la mécanique. Une centaine de ses stations-service vont subir ce » lifting « . Maillot a reçu son » congé » ; les copropriétaires des murs, on est passé outre à leur avis. L’état-major du » Groupe » en a ainsi décidé, depuis Londres ou Bruxelles. Exécution. Alors la copropriété s’oppose et les usagers multiplient les pétitions : plus de Maillot, plus de clients, pour acheter des friandises d’autoroute dont ils n’ont que faire. Car ils ont leur idée sur leurs besoins, leur confort. Ils veulent garder, à leur main, un dépanneur -réparateur pour voitures. C’est clair ?
Oh oui ! c’est clair. C’est à l’image de nos sociétés modernes, commandées de très loin et qui doivent se plier, sans même être entendues, à consommer ce qui leur est destiné. Les dirigeants économiques et politiques s’étonneront peut-être que naissent des révoltes, façon José Bové et sa Confédération paysanne, minoritaires mais ayant la faveur d’un public, lassé d’être berné, jusque dans ses assiettes, par un capitalisme dont les imprudences et les impudences deviennent singulièrement inquiétantes. Les oukases économiques des Etats-Unis sont en cours pour ouvrir les marchés à leurs bovins nourris aux hormones, pour placer le maïs et le soja génétiquement modifiés et l’emporter sur tous les tableaux, des semences à la confiserie et aux produits de beauté dérivés.
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Que dit le coopérateur outré et combatif : » Nous sommes confrontés à un protectionnisme camouflé. Chaque agriculteur américain bénéficie d’une aide de 200.000 francs par an. On en a ras-le-bol. On va s’occuper des intérêts américains et ça va faire mal ! » Que fait le gouvernement (ordre et justice), sinon le gros dos devant la grogne montante, à la fois comprenant ceci et déplorant cela. L’embarras érigé en système ? Et que disent nos amis américains, avant tout amis de leurs affaires ?
Avec ironie : » L’alarme venait autrefois du déploiement des missiles américains. Aujourd’hui c’est Mc Donald’s, Coca-Cola, le maïs génétiquement modifié, le bœuf engraissé aux hormones, qui mobilisent les Européens « . Avec réalisme : » D’énormes intérêts économiques sont en cause… Si l’Europe et d’autres parties du monde rejettent ces produits, les conséquences se mesureront en milliards de dollars. Déjà le Brésil et le Japon sont en alerte « . Avec sarcasme (le Sénateur Lugar à la tête de la Commission de l’agriculture) : » l’Europe semble en proie à une folie collective… qui la conduira à faire mourir de faim le reste du monde (9 milliards d’humains vers 2050) « . Avec inquiétude : Aux Etats-Unis même, des grandes sociétés alimentaires commencent à refuser les nouveaux produits (pour les animaux comme pour les humains). Déjà se lèvent prophètes et prophètesses , dans le public, pour » la libre domination de son assiette « . Contre un tel séisme, les menaces que profère l’Administration américaine d’en appeler, pour faire plier plusieurs pays, à l’Organisation mondiale du commerce, risquent d’être inopérantes.
De toute façon, il va y avoir du sport : l’OMC, qui a enfin, pour 3 ans, un Directeur général, se lance dans » le Cycle commercial du Millénaire « . Première rencontre à Seattle, le 30 novembre prochain. On y constatera que les subventions agricoles américaines, européennes et japonaises ont atteint, en 1998, 362 Milliards de dollars. Il faudra bien six ans pour tirer un résultat de ces multiples confrontations.
D’ici là, la France aura peut-être gagné la bataille de l’assiette, digne des hommes et femmes de goût et honorables nationaux, de surcroît, s’il en est ! Cela signifierait que Maillot soignerait encore nos voitures dans l’interminable avenue, et que l’Europe aurait opposé à l’évident protectionnisme de granit des Etats-Unis une force qui l’équilibrerait .
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Les stratégies élémentaires.
Samedi 28 août 1999
MEDI. I n° 596
La stratégie, si elle relève rarement de principes moraux, réclame du moins des buts clairs et un mode d’emploi simple. Compliquée et desservie par ses propres metteurs en scène, elle devient suspecte. Comme toujours après une alerte, le Kosovo en l’occurrence, les Américains s’interrogent sur leurs buts et les résultats obtenus. D’autres aussi.
Et si Bill Clinton allait terminer son second mandat par une amputation décisive de l’arsenal nucléaire américain ? » Quel rêve ! » s’exclame William Pfaff, journaliste jamais en retard pour inciter ses compatriotes à considérer l’essentiel. Car sans une remise en cause radicale du problème nucléaire, le monde, après le Kosovo, est en route vers une prolifération à une échelle jamais vue. Depuis des années, le gouvernement américain a tenté d’éviter cette prolifération. Mais les Etats-Unis se sont toujours exemptés de l’effort de non-prolifération qu’ils imposent aux autres, tout en accroissant leurs forces nucléaires hors de proportions avec les menaces réelles ou prévisibles. Il ne peuvent rien désormais sur la Grande-Bretagne,
la France, la Russie, la Chine et Israël. Quant à l’Inde et au Pakistan, on fait semblant de croire qu’ils ne possèdent que des procédés et non les armes nucléaires. Dans le conflit du Kosovo, les Etats-Unis ont traité les Nations Unies, la Russie et la Chine comme quantités négligeables. Si Milosevic avait disposé d’une dissuasion nucléaire, tout aurait été différent. Le monde entier le sait et il est évident désormais que rien n’arrêtera la prolifération nucléaire si les puissances détentrices de l’arme ne réduisent leurs arsenaux au niveau minimum pour assurer une dissuasion crédible. Mieux encore, il faudrait aussi que les puissances nucléaires s’accordent sur une riposte multilatérale à un premier emploi d’une telle arme. Ce serait plus efficace que les vaines tentatives de Washington pour interdire à tous la prolifération, sauf à eux-mêmes.
En attendant, cette stratégie aura tous les désordres et improvisations de la puissance, ne seraient-ce que les fausses justifications de vocabulaire entre victoire et succès à long terme, entre compromis et apaisement, entre valeur morale et intérêt trop bien compris.
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Les Européens commencent-ils à comprendre que » l’exception » américaine travaille contre eux-mêmes, si fragilement unis, mais contre les Américains aussi que leurs attitudes outrancières rendent insupportables. Ceux-ci ne peuvent à la fois déplorer le retard de la technologie militaire européenne (liaisons, communications, renseignements), tout faire pour que la mise à niveau -qui est aisée- ne s’accomplisse pas, et refuser de partager les données dont ils disposent. Les Européens ne vont pas indéfiniment renoncer à pallier une assistance américaine, qui ne leur est pas donnée et qui est jalousement préservée pour justifier la présence des armes américaines ad vitam aeternam. La stratégie européenne, qui est encore nébuleuse, gagnerait à décrire simplement les réalités et les moyens d’y inscrire la vision et les intérêts du continent.
D’abord, s’agissant des armes nucléaires, l’Europe peut élaborer un discours moderne fondé simultanément sur le renforcement de la logique de la dissuasion et sur les progrès du désarmement. Elle peut jouer sur la transparence et la réciprocité, en dépit de l’opacité de la Chine ou des Etats se tenant sur le seuil nucléaire. Elle doit démontrer que l’arme nucléaire est avant tout une garantie de stabilité pour la sécurité internationale et non un instrument de coercition. Cette tentative neuve peut être féconde, alors que l’on voit bien à quelles initiatives et à quels désordres conduit la poursuite de » l’exclusivité » américaine. Richard Holbrooke, atteignant enfin son poste d’ambassadeur aux Nations Unies, pour seulement dix-huit mois sans doute, aura la rude tâche de justifier pourquoi cette exception dispense de payer ses cotisations.
Quant à la stratégie européenne, elle passe d’abord par des démarches élémentaires : la volonté politique et la cohérence des efforts militaires. Le développement de compétences de défense au sein de l’Union européenne est un projet légitime ; cette légitimité fonde toutes les recherches d’organisation commune, à partir de ce qui existe déjà (UEO) et du développement des relations extérieures de l’Union, dans toutes ses composantes. Quand l’Europe aura une vision claire du dispositif institutionnel qu’elle doit mettre en œuvre, au bénéfice de son élargissement, les ajustements avec l’OTAN relèveront d’une démarche évidente, d’une logique implicite de comportement d’un ensemble ayant une dimension mondiale.
Là aussi, la transparence sera la première vertu de la stratégie de l’Europe.
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Farce tragique à Timor.
Samedi 21 août 1999
MEDI. I n° 595
Lundi 30 août, Timor oriental devrait voter massivement pour son indépendance. Rien n’est sûr cependant, l’Indonésie craignant que d’autres îles ne soient tentées de suivre cet exemple. Depuis 1975, l’ancienne colonie portugaise a subi la férule des militaires indonésiens qui, directement ou par des bandes auxiliaires dévouées et redoutables, ont fait régner la terreur. Durant plus de vingt ans, l’indifférence internationale à ce scandale aura été la règle. Timor oriental –terre étrangère – aura été envahi, occupé, massacré, en déni de tout droit et de toute humanité. Les consciences, groupes et Etats ont été trop rares pour soutenir l’épreuve tragique de 900.000 personnes vouées au malheur. Leur résistance pathétique finit par émouvoir jusqu’au jury du Prix Nobel qui fit de Jose Ramos-Horta, champion de l’indépendance, et de Ximenes Belo, l’évêque de Dili (la capitale) ses lauréats pour la Paix, en 1996. L’ex-Président des Etats-Unis Jimmy Carter, recyclé dans les causes désespérées, aura mené le bon combat pour que son propre pays démontre qu’il était capable aussi de défendre des droits élémentaires et de racheter ainsi l’appui inconditionnel donné si longtemps à l’Indonésie. La revue » Time » classe désormais Carter, en lutte contre la violence ethnique, parmi les » gagnants « .
Mieux, aux dernières nouvelles, le Secrétaire d’Etat Albright aurait manifesté à Djakarta son vif déplaisir devant son double jeu. Alors, si Madeleine s’en occupe, le menton volontaire, on devrait soupirer d’aise. Washington a donc mis en demeure l’Indonésie de remplir ses obligations, avant et après le vote du 30 août, en assurant aux Timorais une véritable sécurité. Si Djakarta y manquait cela jetterait » un sérieux doute sur les réalités démocratiques de l’Indonésie et ses efforts pour regagner le respect international « . Ce qui se passe, a ajouté Madeleine, est » de l’intimidation ou pire. C’est inacceptable. Je rappelle à tous les intéressés et dans les termes les plus forts possible qu’ils sont dans l’obligation de respecter les résultats du référendum et d’assurer une véritable sécurité à tous les Timorais « . Fermons le ban, en souhaitant qu’il ne s’ouvre pas à nouveau.
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Mais jusqu’au bout les militaires indonésiens et leurs cliques se sont préparés et appliqués, par la terreur et la fraude, à fausser le scrutin du lundi 30 août 1999. Ce faisant, ils ont choisi, au vu de multiples missions internationales, de tourner en dérision les efforts de la conscience universelle -pour parler pompeusement- et ceux des Nations Unies. Celles-ci ont été particulièrement méritoires : dès décembre 1975, elles ont refusé le coup de force indonésien (résolution 384 du Conseil de sécurité) et en mai – juin 1999, enfin, elles ont présidé aux négociations entre l’Indonésie et le Portugal, rendant possible la consultation imminente d’une population à 90% timoraise, c’est-à-dire papoue, matinée de portugais et catholique. M. Kofi Annan, le secrétaire général, qui a dû déjà deux fois reporter le scrutin, est autant, sinon plus, engagé que Mme Albright au respect des échéances.
L’information internationale est d’une indifférence marmoréenne. La française , spécialement. On attend les manifestations indignées dont le gouvernement n’est généralement pas avare. A titre anecdotique, notons que deux intellectuels arabes, le Marocain Tahar ben Jelloun et l’Egyptien Mahmoud Hussein ont protesté conjointement, dans » Libération « , contre la candidature à la direction générale de l’Unesco d’un Saoudien dont ils exigent le retrait, car son pays n’a pas signé la » Déclaration universelle des droits de l’homme « . Mais ils sont muets sur la candidature aussi du représentant de l’Indonésie, dont ils auraient, semble-t-il, une meilleure image, bien que Timor-est soit bourré de soldats, de reîtres, de » forces spéciales « , qui ont semé 200.000 cadavres depuis 1975, sur 900.000 habitants et 15.000km2 ! A Dili, les militaires viennent de célébrer le 54° anniversaire de l’indépendance indonésienne en ouvrant le feu sur les bureaux du parti de l’indépendance timoraise.
Quelle que soit la » saga » de l’Indonésie, pays formé de 13.700 îles et peuplé de 200 millions d’êtres, exaltant la tolérance ethnique et religieuse, parmi plus de 300 groupes, aux 400 langues et dialectes, quelle que soit la Constitution de 1945, si totalement et si longtemps captée par les militaires, quelles que soient les espérances économiques après une retentissante faillite, l’Indonésie ne se tirera pas d’affaire, en accablant les plus faibles au nom d’un nationalisme véhément. M. Habibie, le successeur du Président Suharto, sait bien que d’autres tensions, celles-ci proprement indonésiennes, au nord dans l’île d’Aceh, par exemple, n’ont pas de commune mesure avec la vaine gloriole des militaires dans le Timor–est, si étranger à sa république autoritaire.
Pour conjurer un avenir incertain, Timor a hissé son drapeau bleu, vert et blanc, celui de l’indépendance si chèrement payée.
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Libye : trente ans déjà !
Samedi 14 août 1999
MEDI. I n° 594
Le 1er septembre 1999, dans quelques jours, la Libye et Kadhafi auront accompli trente années de vie commune. Le 1er septembre est fête nationale, celle de la Révolution, comme le drapeau vert symbolise la foi islamique et la révolution agricole. Le Colonel Moammar al-Kadhafi est le chef de la Révolution. Né en 1942, il prit le pouvoir à 27 ans, l’arrachant au Roi Idriss 1er es-Senoussi, installé en 1951. Ces précisions ne sont pas capitales. La Libye a eu un long passé de province turque, gouvernée par des pachas, dont l’un avait fondé une dynastie qui dura un siècle, jusqu’en 1833. L’Italie s’installa à partir de 1911. Dès 1943, la Libye fut placée sous un contrôle anglo-américain qui n’a cessé d’être déterminant sur les vicissitudes de la Jamahiriya arabe, populaire et socialiste, conduite par le jeune colonel. En 1958, le pétrole avait été découvert. C’est tout dire.
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La géographie et ses données pérennes sont plus importantes que l’éphéméride politique, dont le pittoresque est sans cesse renouvelé. La Libye, vaste superficie de 1.755.000 km2, a des frontières communes et très étendues, avec six pays : la Tunisie, l’Algérie, le Niger, le Tchad, le Soudan et l’Egypte. Sans compter près de 2.000 kms de côtes méditerranéennes. Il est utile d’y penser pour comprendre l’effervescence continuelle de l’imagination du bouillant colonel. Mais il faut aussi noter qu’elle s’appuie sur le caractère atavique d’une tradition libyenne : » la politique des deux golfes » -du Golfe de Syrte au Golfe de Guinée- fondement des aspirations de la puissante confrérie Senoussia qui a exprimé, à elle seule, toute la continuité stratégique du pays : de la Méditerranée à l’Atlantique, au travers de l’Afrique. C’est à celle-ci qu’il faut imputer la plupart des » fantaisies » supposées du caractère fantasque de Kadhafi. En ce sens, il serait moins » irresponsable » que la propagande occidentale voudrait le faire croire.
Au demeurant, sa ténacité et sa durée méritent une analyse moins désinvolte que celle-ci et que les tentatives d’intimidation ou d’élimination physique dont il est l’objet. D’une part, il aura toujours rêvé d’étonner le monde –rien de moins. Par ses tenues, extravagantes et qui lui font tant de tort, par ses conceptions de la société des hommes, inscrites doctement dans son » Livre vert « , par l’utilisation faite de sa propre population comme banc d’essai de ses échafaudages sociaux et populaires. Il est tentant d’autre part , avec 6 millions d’habitants seulement et des ressources pétrolières et gazières considérables, de se dégager des contraintes habituelles et besogneuses, d’imposer sa propre dialectique et son goût du pouvoir. Les caprices » d’enfant gâté » ne sont pas loin, mêlés à la méditation face à l’éternité, dans le désert.
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Sur le plan de la politique extérieure, arabe et africaine, régionale par conséquent, le chef libyen n’aura cessé de proposer des mariages tous azimuts. Avances sans cesse repoussées ou unions sans lendemains, tactiques irréalistes et boiteuses, paraissant dénuées du moindre sérieux. Mais derrière cette quincaillerie étatique, on peut découvrir aussi la conviction et l’explication. Kadhafi est arabe, africain et méditerranéen. De ces trois caractéristiques, la première l’emporte, s’il faut les classer. Son patriotisme s’alimente et s’exacerbe d’être le fils d’un pays à peine libéré des dominations extérieures, politiques et économiques. Il est toujours ardent à rêver qu’il peut bouleverser l’ordre mondial, y compris par les méthodes les plus expéditives, les ayant lui-même subies. Il lui reste bien du chemin à faire, si l’on veut considérer le poids et la présence des sociétés pétrolières américaines, en Libye même, en 1999 encore, (après sept années d’embargo aérien et militaire des Nations Unies !). Les techniciens américains sont toujours là, n’ont pas perdu leur nationalité, et Kadhafi n’a pas touché un seul de leurs cheveux…
Je ne sais si, l’âge venant, Kadhafi a désormais l’ambition d’être l’un des » sages de l’Afrique « . Je crois que c’est encore plus compliqué que cela, compliqué par le désir de se tenir à l’aile marchante et de s’inscrire dans la compétition des glorioles, si prompte et préjudiciable entre les chefs africains, de l’Algérie à l’Afrique du Sud. Mais créditons-le, hors de la scène internationale, dans cette trop brève revue, des apports fondamentaux qu’il a fait à son pays :
– le dynamisme économique et les grands travaux, au-delà des dépenses d’armement.
– l’Islam modéré et éclairé qu’il n’a cessé d’encourager et de pratiquer , ce qui suffirait à son mérite et à sa gloire, si on acceptait, de bonne foi, de le reconnaître.
– l’appui décisif et constant donné à la libération des femmes, à leur promotion et à leurs responsabilités.
En trente ans de présence, ces trois rubriques suffisent pour plaider, en faveur de Kadhafi, mieux que des circonstances atténuantes, un dossier en réhabilitation, parmi tant d’inconséquences parfois tragiques.
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Fragiles présages.
Samedi 7 août 1999
MEDI. I n° 593
Du fond de ses horreurs, le Kosovo a déjà cessé d’accaparer l’attention mondiale. Voici que les esprits s’emparent de thèmes suscitant quelque optimisme. Les présages en sont fragiles. C’est » tendance « , dira-t-on, aujourd’hui.
Tandis que le » nouveau » monde des affaires presse les politiques de se mettre à l’heure de la mondialisation, du marché et de chasser leurs démarches idéologiques, trop familières, les « nouveaux » chefs des mondes en développement, eux aussi, prétendent dominer les fureurs doctrinaires, religieuses et historiques et gérer leurs récentes responsabilités de façon pratique, sans se laisser arrêter par les blocages du passé et des jeux trop longtemps convenus.
Du » grand business » aux jeunes chefs d’Etats, le même pragmatisme intéressé prend son envol, à des niveaux qui ne peuvent se comparer, certes. Mais l’annonce d’une donne insolite est intéressante. Ici, une capacité considérable se mobilise, pour imposer des méthodes et conceptions globales. Là, l’espérance d’éteindre de très vieilles lubies et d’éclairer la géographie par l’action et non plus par l’histoire, de se débarrasser de son carcan, en suscitant un manuel de campagne pour assurer le bon voisinage.
Ces deux tendances ne se ressemblent guère, mais la plus fragile va essayer de s’avancer dans le sillage de la plus forte, qui sécrète ses propres poisons. Disons qu’elles n’ont pas plus de légitimité l’une que l’autre, sinon l’espérance d’une réussite.
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Ainsi du monde des affaires, passé d’un horizon national étriqué, à l’ivresse bruyante d’une autorité mondiale. Les patrons européens ne sont pas les moins assurés, voire agressifs. De Rhône-Poulenc à Fiat, de Hoechst à Asea Brown Boveri, suédo-suisse, dans les 11 nations qui ont adopté la monnaie unique européenne, sans oublier le secteur bancaire, le ton est le même : incisif, même comminatoire. Que les politiciens cessent de brasser des billevesées sociales, révélant leur irréalisme sinon leur manque de caractère ! Les entrepreneurs sont là pour imposer le sens pratique et celui du possible. N’ont-ils pas convaincu le Chancelier Schröeder que la social-démocratie doit subir une cure rigoureuse, afin de sauver l’économie allemande ? L’Etat doit être aussi efficace, dans la gestion de ses ressources, que les patrons l’ont montré et le montrent en gérant les leurs. Evidemment derrière tout cela, il y a une idéologie, encore et toujours. En l’occurrence, la souveraineté absolue du marché, cette religion intéressée qui va attiser la guerre commerciale entre l’Europe et les Etats-Unis. Des victimes, fatalement, iront au tapis. Elles sont déjà inscrites dans les frais généraux.
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Les jeunes dirigeants des Etats en développement ne souhaitent pas compter parmi elles. C’est vrai pour le monde arabe. Ce pourrait l’être pour l’Afrique Noire. Avant que ne se déchaîne la globalisation tous azimuts, la nouvelle génération des chefs voudrait au moins avoir tenté d’effacer de vaines et impitoyables querelles, avoir dressé avec réalisme des digues pour y résister, avoir organisé une coopération régionale, en Méditerranée, au Proche et Moyen Orient, du Maroc à l’Iran, si c’est possible. Les vieux souverains meurent, les princes commencent à régner. Mieux qu’en transition, le sens pratique, avec eux, a pris le pouvoir. Qu’ils ne se découragent pas. Seule la vanité est mauvaise conseillère. Qu’ils se passionnent pour réclamer et organiser des zones monétaires communes, des réseaux de prêts aux pauvres qui soient pour ceux-ci une embarcation pour la vie active où ils ne demandent qu’à aborder.
Lettre pathétique de ces deux adolescents de Guinée, morts de froid dans le capot du train d’atterrissage, dans l’avion filant vers l’Europe. Message dérisoire, qui recueille tant de larmes de crocodiles redoutables. Mais ouvrira-t-il l’esprit de quelques chefs du temps présent ?
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Réalités marocaines.
Samedi 31 juillet 1999
MEDI. I n° 592
Ceux qui ont perçu le chagrin et la ferveur des foules marocaines, assemblées par l’annonce de la mort de Hassan II, auront peut-être compris : le roi s’en allé dans l’amour de son peuple. Ainsi va le Maroc, bien au-delà de la chronique politique.
En trente-huit ans de règne hassanien, l’empire chérifien, devenu royaume du Maroc, s’est transformé, tout en demeurant immuable. Dans mon enfance , disons avant les années 30, le pays comptait 3,5 millions d’habitants. Soixante ans après, la population a atteint 30 millions, elle montera bientôt jusqu’à 40 millions. Les besoins, les difficultés, ont changé d’échelle.
Dès 1956, le protectorat français une fois levé, les débats politiques sur la dévolution des pouvoirs ont pris toute leur ampleur. Le sultan Mohammed V, associant à son action Moulay Hassan, devenu bientôt prince héritier, batailla dur et habilement pour rassembler dans ses mains l’essentiel des pouvoirs. Sa dynastie, régnant sur le Maroc depuis le XVII° siècle, l’emporta sur les progressistes institutionnels de tout poil.
Mohammed V mourut trop tôt, en 1961. Mais le roi Hassan II, lui succédant, avait assez d’énergie, d’audace, de perspective, voire de désinvolture, pour assurer la continuité des pouvoirs chérifiens. Pendant trente-huit ans, c’est lui qui conduisit la transformation du pays, sans trop offenser les valeurs de la tradition qui habitent l’âme populaire.
Roi absolu, certes, il bénéficia des deux originalités du système marocain, qui demeurent au cœur des institutions du pays, réformées progressivement : le roi est commandeur des croyants, pouvoir spirituel incomparable ; d’autre part, les citoyens peuvent prononcer un serment d’allégeance personnelle au souverain : la » beia « .
Mohammed VI, dès maintenant, est investi de ces marques distinctives exceptionnelles. La démocratie à l’occidentale, qui peut s’installer désormais au Maroc, ce que Hassan II a soigneusement préparé depuis cinq ans, devra, de toute façon, compter avec ces deux particularités attachées à la personne du souverain de la dynastie alaouite.
La vie fut douce pour le roi Hassan II parce qu’il aimait le pouvoir et qu’il excellait à manœuvrer pour consolider le sien. Mais elle lui fut cruelle parce qu’il était en tout le grand responsable, et par conséquent la cible de toutes les excitations : sa vie fut directement et publiquement agressée. Il devint l’homme de la longue mémoire mais ne répugnant pas à utiliser ultérieurement ceux qui l’avaient mis en cause.
Revenu de tout, mais jamais las de provoquer la surprise et de conduire la manœuvre, il conçut toutes les infrastructures d’une vie démocratique et assura la mise en place des réformes, jusqu’à sa fin, en juillet 1999. Il avait même inventé, et imposé aux partis, une alternance à la marocaine ; il la jugeait indispensable, en cette fin siècle. La classe politique, toutes tendances confondues, trouvait bien commode que le roi soit le grand inspirateur et le grand responsable, gardant pour elle le soin de véhiculer les critiques ouvertement ou mezzo voce.
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L’heure est venue de ne plus se défiler et d’assumer les responsabilités habituelles du pouvoir démocratique, tandis que Hassan II, clos dans le silence du mausolée de la tour Hassan, est pleuré par tout son peuple.
Car chacun lui rend instinctivement justice, ressentant qu’il fut le roi bâtisseur du Maroc moderne, dans de colossales difficultés. Celui qui, aidé d’un seul expert, mit en œuvre l’exploitation des ressources hydrauliques du Maroc, qui conçut la décentralisation de l’administration et de la justice à l’échelon des régions, auxquelles correspondent, pour seulement quelques-unes, ses palais. Il fût, ô combien, celui qui relança le Maroc vers les véritables frontières de son histoire avec un acharnement, un patriotisme, une patience même, exemplaires.
Le peuple, que l’on dit petit, surtout parce qu’il est démuni, sait tout cela d’instinct et a mesuré l’importance internationale de cet inlassable guetteur des ombres du destin humain, de cet animateur polyvalent, de ce protecteur des traditions populaires qui n’a cessé de percevoir la passion de ce même peuple, le sien, pour le monde moderne.
Bonne route à Mohammed VI, qui eut un père si exigeant de lui, mais qui lui a préparé les prochaines étapes.
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» Les psychopathes européens. »
Texte publié dans Le Figaro du 27/7/99
Samedi 24 juillet 1999
MEDI. I n° 591
» Les psychopathes européens » : évidemment cette terminologie n’est pas mienne. Elle est anglaise et scandaleusement instructive. Depuis plusieurs mois – mais en France, on semble l’ignorer – divers journaux britanniques sont partis à l’assaut des » Huns » (les Allemands) comme si les temps du » Blitz » étaient revenus. La Grande Bretagne et l’Allemagne s’affrontent sur un champ de bataille maculé d’encre sinon de sang. Mais l’ardeur est extrême. Tandis que les deux alliés de la social-démocratie, le Premier Ministre Tony Blair et le Chancelier Gerhard Schroeder publient, en conjonction, manifestes et déclarations exaltant la dynamique d’une troisième voie bénie, des journaux ont mené dans les deux pays des combats chauvins, se renforçant de frénésie xénophobe. Déjà le retour imminent à Berlin de tous les instruments du pouvoir avait été suspecté, à Londres, comme le réveil des fantômes nazis ou l’incitation à l’éveil d’un gène teutonique propice à l’éclosion d’un super état européen, pressé d’imposer sa loi. La contre-attaque allemande a été immédiate, menée par des écrivains de la nouvelle génération, qui n’a pas connu le nazisme et ne veut pas porter, elle aussi , le poids de ses ignominies. Les Germains voient parfaitement combien la Grande-Bretagne, ayant perdu son empire, attise, dans l’insécurité qu’elle éprouve, une schizophrénie galopante. » L’amnésie rend libre , rétorque l’Anglais. Que peuvent-ils faire, ces Huns, pour nous arrêter de les voir comme les psychopathes de l’Europe ? « . Les traits volent, les coups pleuvent.
Evidemment le choix délibéré fait par M. Schroeder de défendre les intérêts allemands, sans s’embarrasser d’un passé qui s’éloigne de plus en plus, compte pour beaucoup dans les appréhensions anglaises. N’a-t-il pas refusé de maintenir une contribution, qu’il juge trop forte, à l’Union européenne ? Ne vient-il pas, à deux reprises, de récuser des séances ministérielles si la langue de travail n’est pas l’allemand aussi, avec l’anglais et le français ? Le Sunday Times, les publications de Robert Murdoch et l’ancien ministre tory Lord Tebbit n’y vont pas de main morte. De ce dernier : » Si Blair veut aller en cadence avec Schroeder, il lui faut apprendre le pas de l’oie « . Tout excès de bonne conscience, revenue sans trop de précautions, comme tout exercice de puissance mené avec une certitude désinvolte sèment l’inquiétude, l’envie et la méfiance.
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Les Etats-Unis sont, eux, désormais en place pour éprouver , à leur échelle, les mêmes difficultés que l’Allemagne. On ne peut dire quand leur réussite dans les années 1990, qui provoquait une admiration à contre -cœur, s’est muée en contrariété dans le monde entier, où le triomphalisme de Washington a installé défiance et résistance. L’envol du Dow Jones à des sommets vertigineux, la crise financière et économique en Asie favorisant l’installation des règles et pratiques américaines n’étaient pas les moindres événements. Puis l’intervention au Kosovo, sur laquelle la glose est loin d’être épuisée, a démontré du moins une avance technologique époustouflante, depuis la guerre du Golfe. Le Kremlin et Pékin n’en sont pas encore revenus. Que l’Amérique se sente fragile en dépit de la puissance financière, technologique et militaire – ses trois piliers d’une force globale ; que l’administration Clinton souhaite seulement atteindre le terme de ses 18 mois sans autres guerres ethniques, sans cataclysme économique et arrêt brutal de la prospérité, n’en doutons pas. Mais le reste de l’humanité, industrieuse ou condamnée à la souffrance, cette masse d’intérêts contraints n’aspirent qu’à une chose : que l’Amérique ne s’installe pas dans le rôle de » la nation indispensable « , qui puisse régenter au nom de la bonne conscience universelle.
Sur le papier du moins, les buts internationaux des Etats-Unis sont admirables : assurer la paix et la stabilité, les droits de l’homme et la démocratie, le règne du marché et l’expansion des échanges, la protection de l’environnement, l’arrêt de la surpopulation, la lutte contre la faim et le dénuement, un développement équitable et soutenu. Leur attitude et leurs discours, sur tous ces points, seront plus que jamais en question.
L’Union européenne, bien au-delà des zizanies anglo-allemandes que je viens de relater, aussi détestables qu’elles soient, est sur le chemin d’une interrogation de taille : au Kosovo, l’ Amérique a-t-elle voulu, aussi et surtout, démontrer qu’elle était prête à utiliser sa force avec ou sans l’OTAN, en Europe ou ailleurs ?
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Tristes emphases.
Samedi 17 juillet 1999
MEDI. I n° 590
Tristes emphases : le 35° sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), tenu à Alger du 12 au 14 juillet , ne pouvait guère surprendre. Cette fois, le choix s’est fait d’un réalisme douloureux, trop appuyé cependant pour témoigner d’une volonté commune d’agir utilement. Comme il fallait quand même se féliciter de quelque chose au lieu de pleurer sur l’immensité des malheurs de l’Afrique, le porte-parole de la délégation algérienne, M. Boualem Bessayed, a vanté » le record d’affluence sans précédent depuis longtemps dans les annales « . Fondée en 1963 à Addis- Abeba, l’OUA compte 53 membres dont une trentaine est habituellement assidue. A Alger, 38 chefs d’Etat étaient présents. Pas de quoi plonger dans le ravissement.
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Qu’importe. Les plus représentatifs d’entre eux ont su dresser l’amer constat. D’abord le Président Abdelaziz Bouteflika, qui succède, pour un an, au Burkinabé Blaise Compaore, a énuméré les défis auxquels est confronté le malheureux continent : les conflits ethniques, les guerres civiles, l’endettement, la famine, la sécheresse, la dégradation des terres agricoles et le sida. Mais la liste peut être interminable avec le non-respect des droits de l’homme, l’absence de démocratie, la corruption, l’esclavage et le statut des femmes. On entendit notamment le Secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, qui aperçut des pays, autres que l’Algérie, réalisant des succès. Le nouveau Président du Nigeria démocratique, Olusegun Obasanjo, qui fut naguère un général au pouvoir, évoqua la nécessité d’un » système solide de gestion des conflits, la gestion des conflits étant plus qu’une cessation des hostilités « . Le Président libyen Moammar Kadhafi, qui se borna à quelques singularités, proposa surtout la tenue dans son pays, en septembre, d’un sommet extraordinaire de l’OUA pour réviser la charte de l’organisation panafricaine. Pourquoi pas après 36 années d’acrobaties, dont la reconnaissance d’une République sarhaouie n’est pas la moindre des préfabrications discutables ? Le Roi Hassan II et le Président Bouteflika, qui devraient se rencontrer prochainement, pourront en effet en traiter enfin, avec réalisme. On vit aussi Nelson Mandela désormais voué au statut d’icône sacrée et Yacer Arafat fatigué de serrer les mains de dirigeants israéliens, sans parvenir à discerner leur vraie nature. On vit et on entendit encore l’inénarrable Laurent Kabila qui n’en finit pas de signer des accords de cessation des feux qu’il a lui-même allumés. Il attend, désormais, l’arrivée de Casques bleus de l’ONU et déploie moult amabilités en direction d’une France stupéfaite.
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A dire vrai, le sommet d’Alger a abrité de ses mains précautionneuses l’espérance si fragile de l’accord conclu le 10 juillet, à Lusaka en Zambie entre six chefs d’Etat. On peut douter qu’il termine la guerre » des Grands Lacs » africains. Même incertitude pour l’accord intervenu le 7 juillet, en Sierra Leone entre les autorités (lesquelles ?) et les rebelles du Front révolutionnaire uni (RUF). Cette guerre civile, encore plus horrible que toute autre, aura en huit ans atteint l’indicible. Bien au-delà, en proportion, des 100.000 morts algériens annoncés par M. Bouteflika. Depuis mai 1998, l’Erythrée et l’Ethiopie se disputent 400 kilomètres carrés, sans intérêt stratégique et économique, dit-on. Mais de la Casamance au Tchad , de la Somalie au Congo-Brazzaville, du Soudan aux Comores, l’Afrique se déchire dans l’indifférence internationale et ses plèbes souffrent, dans celle de leurs dirigeants.
L’OUA peut certes compter sur la Présidence annuelle de M. Bouteflika, industrieux homme d’Etat qui sait, quand il le faut, » faire, de nécessité, vertu » et dresser des réquisitoires tactiques ou prononcer des incantations à l’effort. Il n’est pas certain pourtant que, dans l’Afrique aux ambitieux dirigeants, les Etats de premier rang, tels le Nigeria, l’Afrique du Sud, la Libye même lui laisseront la liberté de manœuvre dont il disposa jadis, durant quatorze années. Pour devenir l’Etat phare des pays en développement, la concurrence sera rude et le savoir-faire ne sera pas superflu.
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Les inconséquents.
Samedi 10 juillet 1999
MEDI. I n° 589
Les inconséquents : ils ne calculent plus les suites de leurs démarches, de leur faire et de leur dire. Depuis que la droite, en France, s’est lancée dans les dérapages incontrôlés, elle mérite bien pareille épithète. La sagesse populaire, plus cruelle, aurait recours au vieux proverbe : » A ventre soûl , cerises amères « . Quand on est rassasié, les meilleures choses perdent leur prix. C’est bien ce que démontre la conduite de ceux qui ont suivi ou admiré le Général de Gaulle et qui oublient si fort aujourd’hui l’essentiel de son ouvrage.
Il sut porter les fragiles espérances d’une France jetée à terre. Longtemps après, revenu à son secours, il assura les fondements de son avenir, en la dotant d’institutions mûrement méditées. La Constitution de la Vè République, qui perdure depuis quarante ans, est le legs capital qu’il aura fait à son » cher et vieux pays « . Celui-ci aura traversé bien des bourrasques, mais l’édifice bâti par le Général, souple et résistant, a tenu bon.
Voici que jeunes ou moins jeunes de ses thuriféraires, parce que leur imagination et leur résolution se sont ankylosées, parce que les recettes politiques semblent éculées dans le temps présent, parce que l’échec secoue leur torpeur sans les redresser, les mêmes ont recours à la vieille drogue dont le Général les avait sevrés : ils veulent changer la Constitution, » inventer » la VI° République, c’est-à-dire recourir à la boîte à malices du passé en donnant à croire qu’ils ont découvert le bouton à cinq trous. Subtilités grossières qui ne sont pas à l’honneur de leurs électeurs supposés. Ou aveuglement historique qui affecte cycliquement notre gent politique. Dans les deux cas, cette attitude est aussi désespérante. Viendrait-elle de la gauche, ayant présentement le vent en poupe, on s’en surprendrait moins. Mais pourquoi, après les avoir beaucoup dénigrées, n’aurait-elle pas loyalement et sincèrement admis que ces institutions étaient celles de la République, celles de tous les Français ? De surcroît elles sont bénéfiques à la gauche, n’est-ce pas M. Mitterrand à qui elles furent si utiles, quoi qu’il ait antérieurement prétendu ? Alors cette attitude serait bien illogique.
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Tournons-nous donc vers ces ingrats, inconséquents à l’égard de l’héritage laissé par Charles de Gaulle. Que prétendent-ils extraire de leur corbeille à papier – la bedoucette – et pour quelles raisons ? Ils veulent copier le système constitutionnel américain. (Depuis 1787, ils en ont eu tout le temps !). Donc un Président élu au suffrage universel (nous l’avons depuis 1962), qui ne serait pas responsable devant le législatif, sur lequel il ne disposerait plus du pouvoir de le dissoudre. Chirac ou Jospin = Clinton. Ainsi ces brillants théoriciens mettraient-ils fin au climat délétère de la cohabitation. Mais l’est-il vraiment ? Les Français y voient bien des avantages : surtout celui de les prémunir contre les » inventions » de la droite ou de la gauche, dont ils auraient la surprise et dont ils feraient les frais. Mieux vaut l’équilibre bien étudié que les improvisations partisanes !
D’ailleurs la cohabitation, décrite aujourd’hui comme dangereuse et insupportable, a été naguère garantie avec éloquence, comme tissée dans le droit-fil des institutions de la V° République. Ces institutions, à la bienheureuse souplesse, la permettaient, en effet. Le système américain, appliqué en France, ne l’autoriserait plus. Quelle galéjade ! La vie publique américaine est entièrement occupée par une cohabitation entre le Président et le Sénat, peuplée d’incidents et d’arrangements auprès desquels les nôtres sont d’aimables fabliaux. Fausse séparation des pouvoirs et arbitrages constants entre ceux-ci. A propos, la nomination de l’Ambassadeur Holbrooke n’a toujours pas reçu le feu vert du Sénat.
Faux remèdes de ces faux médecins, accoucheurs d’une VI° République, dont nul n’éprouve » l’ardente obligation « . Que tous ces états-majors éparpillés et désunis, qui se prétendent les enfants de De Gaulle, ou plus modestement du gaullisme, renoncent à des artifices dangereux pour se donner l’illusion d’exister. Longue vie aux institutions de la V° République, qui ne sont certes pas » ringardes » mais prisées et illustres, au dehors des cénacles de notre politique intérieure. Il serait plus utile, présentement, qu’ils s’inquiètent des mutations qui traversent la société française, visiblement décidée désormais à ne plus s’inscrire dans les catégories d’une gauche ou d’une droite, mais ailleurs, dans la réalité d’une vie quotidienne, au nom de laquelle elle entend prendre la parole.
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Mais encore ?
Samedi 3 juillet 1999
Les langues régionales ou minoritaires, objet d’une Charte européenne, à l’initiative du Conseil de l’Europe, ouverte à la signature dès 1992, signée par la France le 7 mai 1999, ont provoqué chez nous un de ces » débats jusqu’aux horizons « , dont nous avons le secret.
Les vers de Racine s’imposent absolument :
« J’ose dire pourtant que je n’ai mérité
Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. «
Les passions et les invectives se déchaînent. Trop c’est trop : Des esprits distingués semblent avoir perdu leur habituel contrôle, fustigeant » l’intégrisme césaro-papiste « … » la bannière du national-républicanisme, archéo-jacobin, centralisateur, uniforme… la peur viscérale, barrésienne, d’une France souillée par la différence « . Un journal titre en première page : » Les langues régionales cassent la France politique « . Il serait bien temps de se soucier de celle qui ne l’est guère ou qui l’est différemment . D’un autre côté, la ratification en l’état de la charte européenne serait un pas vers le partage du caractère officiel de ces langues avec le français. » C’est l’élément essentiel et qui n’est pas acceptable » a estimé Charles Pasqua, notamment. Ainsi le Président de la République a-t-il lancé un pavé dans la mare en interrogeant le Conseil constitutionnel, statuant le 15 juin. Il a refusé par conséquent de réviser la Constitution, aux fins de rendre celle-ci compatible avec la Charte. Car les deux textes ne le sont pas. On pensait M. Chirac favorable aux langues régionales. Mais le Conseil constitutionnel ne pouvait accepter que soit proclamé » le droit imprescriptible » à pratiquer une langue régionale ou minoritaire, non seulement dans la vie privée mais aussi dans la vie publique. Les principes d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français s’opposent à ce que soient conférés des droits spécifiques à des groupes de locuteurs, c’est-à-dire à des personnes qui parlent une même langue, à l’intérieur de » territoires « . Le Conseil a cependant souligné que chacun des trente-neuf engagements souscrits par la France était conforme à la Constitution.
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» Où est donc le problème ? doit-on conclure platement. Il faudrait d’abord que ceux qui bataillent si ferme aient la sincérité de déclarer jusqu’où ils veulent aller pratiquement, après avoir proclamé de flamboyants principes sur la texture de la nation et la cohésion de l’Etat. » Il ne faut pas balkaniser la France » avait tout de suite lancé Jean-Pierre Chevènement. » Et le gouvernement non plus » peut-on ajouter. » La langue de la République est le français » dit la Constitution. La concurrence des dialectes et parlers régionaux n’est guère à craindre. Par contre, il est aisé d’apercevoir –comme de faire dire- que, de ceux-ci aux revendications identitaires, autonomistes, le pas sera allègrement franchi. Ne sont-elles pas déjà formulées ? La France d’aujourd’hui est-elle disposée à financer la dislocation de son identité ? Si cette question est éludée présentement, elle s’imposera, demain, comme la première des réalités. Les citoyens, devenus soupçonneux des volutes politiciennes et de leurs conséquences, répugneront à porter les effets pratiques des postures assumées sur le théâtre du Palais Bourbon.
» Les langues régionales doivent être promues comme instrument culturel. Elles ne doivent en aucun cas devenir des langues officielles « . Ce propos de bon sens et de mesure, d’un lecteur d’un journal, devrait être la règle d’une nation française, telle qu’elle s’est formée, diverse, composite, mais unitaire, par conséquent. Le débat se poursuivra, n’en doutons pas. Avec plus de retenue, espérons-le. Déjà la dialectique souriante du Premier ministre lui fait interpréter, avec optimisme, les principes républicains, rappelés par le Président de la République. Comment rendre compatibles des textes qui ne le sont pas : la Charte européenne sur les langues régionales et la Constitution française ? Les conditions de leur genèse les éloignent encore plus. Là, un fédéralisme exaltant le régionalisme, destructeur des Etats et des Etats-nations. Ici, chez nous, un sentiment unitaire érigé en principe de survie, par un ensemble composite. Il faudra bien se côtoyer avec précaution et que les textes s’ajustent, s’ils sont ajustables. Que les Chambres représentatives (l’Assemblée et le Sénat) mesurent les difficultés de cet exercice, et notamment le coût budgétaire énorme de l’application stricte d’une Charte imprudemment signée, dont la ratification est désormais bien improbable, sauf artifices et contorsions.
Je vous quitte pour une thèse de doctorat, qui m’a appris que la RTM (Radio Télévision Marocaine) diffusait en 3 dialectes berbères : tarifit, tamazight et tachelhit pour distinguer les parlers du Rif, du Moyen Atlas et du pays chleuh, au Sud.
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La guerre jamais lasse.
Samedi 26 juin 1999
MEDI. I n° 587
La guerre jamais lasse : l’Institut international de recherche sur la paix, sis sans surprise à Stockholm, dénombre, à défaut d’autre remède, vingt-sept conflits armés, en 1998, parmi les plus importants. Deux de plus qu’en 1997. Sans compter les feux qui couvent. Onze conflits ont affecté l’Afrique. L’Asie en aura supporté neuf, le Proche-Orient quatre, l’Amérique latine deux. L’Europe se sera contentée d’un seul. Informés et surinformés que nous sommes, nous devrions peupler nos mémoires de leurs horreurs. Que nenni ou quelle chance : nous attendons d’être visés directement pour assurer une veille lucide. Et encore !
En 1998, la guerre s’est implantée dans six Etats : l’Angola, l’Ethiopie, l’Erythrée, la Guinée-Bissau, le Congo (RDC, ex –Zaïre), la Yougoslavie. Elle s’est éteinte difficilement en Irlande du Nord, au Congo-Brazzaville, au Bangladesh. Qui parierait sur une paix durable entre Etats : Inde et Pakistan sur le Cachemire, Ethiopie et Erythrée sur leur frontière commune ? En 1989, dix ans auparavant, il y eut 36 conflits majeurs (catégorie plus de 1.000 morts) concernant 32 Etats. Conclusion : » La sécurité globale n’a pas fait de progrès significatifs « . On le soupçonnait en effet. L’Afrique aux institutions faibles et aux ressources naturelles alléchantes est vouée à de multiples affrontements, nourris de l’intérieur et de l’extérieur. Les troubles civils en Asie, au cœur des Etats, ne sont pas prêts de s’apaiser, bien au contraire. De même pour l’Orient, proche et moyen, de la Méditerranée à l’Océan indien, et jusqu’à l’ex-Empire russe. Il aura fallu que les Kosovars s’immolent pour frapper l’opinion internationale, si longtemps distraite. L’Inde et le Pakistan, désormais encombrés de l’arme atomique, se canonnent comme naguère, avant d’entrer dans la liste des conflits les plus meurtriers. Pour le Rwanda, pas d’estimation, mais pour l’Algérie, depuis 1992 entre 40.000 et 100.000 morts ; pour le Soudan, depuis 1983, environ 40.000 morts ; pour l’Afghanistan environ 20.000 morts depuis 1992 ; pour le Congo RDC environ 2.000 depuis 1997 ; pour la Yougoslavie depuis 1997, environ 2.000 ; la Sierra Leone se voit attribuer plus de 5.000 morts, depuis 1991. On pourrait dire que l’Institut sur la paix, avec de tels chiffres, pratique une estimation visiblement modérée.
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Que tirer de ces indications, jetées comme au hasard, malgré les classifications traditionnelles entre conflits interétatiques, conflits relevant d’interventions extérieures ponctuelles (ainsi en Libye et au Sri Lanka, par exemple), conflits provoqués par des mouvements de libération contre des occupations étrangères (comme au Timor oriental), guerres civiles enfin pour changer de régime. L’Algérie est-elle dans cette catégorie ? Il le semblerait, dès lors que la fin de la guerre civile ne relève plus d’une solution uniquement militaire, mais aussi politique, le petit peuple étant écrasé tout autant par la dégradation de son niveau de vie, même dans un pays aux riches ressources de pétrole et de gaz. Justice et progrès ne sont pas de vains mots que les dirigeants pourraient utiliser, hors des réalités.
Et si l’on veut bien considérer l’état du monde , non pas à partir des 10 dernières années, mais dans son hypothétique devenir, on fera au moins deux constatations, l’intervention internationale au Kosovo ayant pris son cap, même provisoirement. D’abord l’état intérieur des Etats-Unis et de la Russie (ces ex-grands de la guerre froide). Dans l’un et l’autre de ces Etats, le trouble est profond sur la circulation des armes conventionnelles, dans la vie habituelle des citoyens. Le désordre des esprits est loin d’être apaisé. La chronique en est abondante et atteint jusqu’à l’idée de la sécurité internationale. Des traités sur les forces conventionnelles en Europe comme sur la réduction et le contrôle des armements nucléaires traînent désespérément, alors même que l’OTAN, en Europe comme au dehors, aspire à s’étendre. L’autre constatation implique l’Europe directement, sa volonté de présence ou son acquiescement à la dépendance. Que les Européens et les Américains aient » pleinement reconnu la compétence suprême du Conseil de sécurité des Nations Unies pour le maintien de la paix et de la sécurité internationale « , parfait ! Que ce Conseil ait installé en 1993 un Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, qu’une conférence diplomatique ait lancé en 1998, à Rome, une convention pour une Cour criminelle internationale, encore mieux ! Mais que les Européens militent pour cette aube d’un nouveau droit des gens, la guerre se sentirait plus vite lasse qu’elle ne le paraît, dans ce sombre rapport.
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Est-ce important ?
Samedi 19 juin 1999
MEDI. I n° 586
Est-ce important ? Ces élections européennes de la mi-juin 1999. Elles méritent bien ce » propos » d’Emile Chartier, dit Alain, qui, pendant la première moitié du siècle, battit la mesure pour la démocratie à l’occidentale. » Beaucoup disent que l’important est d’avancer ; je crois plutôt que l’important est de ne pas reculer. » Les scrutins, en Europe, ne nous auront guère comblés. Les électeurs ont brillé par leur absence ; les urnes ont été désertées ; les votes par rapport au nombre des citoyens inscrits ont été ridiculement insuffisants. Des pays comme la Hollande, où l’on s’enorgueillit de porter au plus haut l’idée de l’Europe, ont été parmi les plus lamentables. Il ne suffit pas de faire la leçon aux autres ; il faut surtout se respecter soi-même. Le philosophe Alain l’aurait dit mieux que moi.
Comme toujours dans le milieu politique, le plus scandaleux est le plus vite dissimulé. Dans quelques jours, de Bruxelles à Luxembourg et Strasbourg, on ne tiendra compte que des élus et non de la façon dont ils l’ont été. Oublié le chiffre énorme des abstentions, noyés les bulletins blancs parmi les bulletins nuls, alors que les protestataires se sont spécialement déplacés pour affirmer la détermination de leur refus. Déjà sont à l’œuvre les combinaisons de couloir. Qui présidera l’Assemblée parlementaire, de la droite molle ou de la gauche tiède ? J’écoutais mardi deux représentantes qui faisaient assaut de leurs talents à dire à demi, au tiers ou au quart, dans cet art de dorer la pilule. J’aurais tant préféré qu’elles analysent les raisons et les tendances de scrutins aussi maigres mais qui, de la gauche à la droite, avaient déplacé le balancier et ruiné quelques ambitions. Du mirobolant Tony Blair à Schroeder l’éblouissant. Il faudra bien se contenter des ébats des parlementaires de l’ Europe dans les nouvelles attributions de leur institution, tentant de faire la loi, désormais, à la Commission qui manque d’humilité et aux Etats peu soucieux d’être contrôlés deux fois, par ce Parlement , après l’avoir été à domicile. De toute cette agitation si maigrichonne, dissimulant mal les raisons de son anorexie, je ne m’afflige pas outre mesure : la monnaie unique fera plus et plus vite que toutes les postures étriquées d’un système représentatif incapable de susciter plus d’adhésions qu’il n’en aura provoquées, en ce mois de juin.
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Dans nos villes, villages et lieux-dits, la ferveur fut singulièrement parcimonieuse. Soyons indulgents : donnons quelques chiffres qui seront vite oubliés puisque seul demeurera atteint l’amour-propre des acteurs de la politique. Inscrits : 40 millions. Votants : 18 millions et demi. Suffrages exprimés : 17 millions et demi. Abstentions : 53%. Aucune liste n’obtenant plus de 10 % des inscrits, mais 6% des votants se sont déplacés pour voter blanc (autant que pour la liste de Robert Hue). Ainsi se mesure une perte de légitimité globale pour ceux en charge de gouverner (majorité comme opposition). Comme l’écrit un commentateur régional de bonne tenue, » la participation à ce scrutin européen est, au mieux, indigente ; les effets de personnes jouent à plein d’une ville à l’autre… » Car, bien sûr, le rendez-vous des municipales de 2001 excite déjà tous ceux qui pèsent, supputent et espèrent, en dépit d’un abécédaire aussi élémentaire. Puisque c’est leur métier…
Pour d’autres qu’étreint l’ambition présidentielle, pour un peu plus tard, (comme la perspective des législatives), la sincérité et la limpidité deviennent plus essentielles que les combinaisons d’états-majors ou d’équipes spécialisées en sérails. Rien ne presse, cet été, mais ces choix d’attitude et de fond sont désormais indispensables. Les partis et mouvements de droite en sont-ils capables ? L’élection européenne, aussi déficiente qu’elle fut en France, a peut-être montré que la contagion des méthodes d’analyse et d’adaptation aux réalités, propres à l’équipe Jospin, a porté vers celle-ci, en cette circonstance, des adhésions inhabituelles. Des études savantes le montreront sans doute. Les sectateurs du Président de la République pourront alors utilement les méditer. La sacralisation et l’immobilité (celle des positions acquises) ne sont plus de mise. Viendra celui qui comprendra que le respect de l’homme quelconque et l’ouverture à ses inquiétudes feront plus pour qu’il soit accepté que l’hégémonie partisane, devenue désormais suspecte à elle-même.
Ce drame minuscule n’est pas l’essentiel de nos vies.
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Vieilles lunes, époques révolues.
Samedi 12 juin 1999
MEDI. I n° 585
Vieilles lunes, époques révolues : être en capacité de les constater, pourquoi ne pas s’en réjouir ? Juin se fait aimable ; on en avait besoin. Saluons donc les nouvelles venues de Londres, et celles, échappées on ne sait plus d’où, tourbillonnant au-dessus des Balkans.
A Londres, par défaut de présence, le socialisme à la française a accusé un sévère coup de vieux. Deux joyeux lurons, si prodigues en mimiques et sourires entraînants, le Premier ministre Tony Blair et le Chancelier Gerhard Schroeder – la » troisième voie » menant au » nouveau centre » – ont secoué les copains de l’Union européenne. Ils leur ont notifié un manifeste commun titré : « La voie à suivre pour les sociaux-démocrates européens ». Rien n’est trop beau, dès que les yeux sont grands ouverts. Sus à l’excès des dépenses publiques, des impôts. » Le seuil de l’intolérable est déjà atteint « . L’Etat doit guider et non pas régenter. La flexibilité doit être le maître mot dans les relations professionnelles, pour le marché du travail, évidemment. Assez d’assistance, davantage de formations offertes. La concertation, la liberté d’entreprendre, la bureaucratie qui rétrécit, la simplification qui partout file de l’huile, l’égalisation des revenus désertée de tout sens commun : eh oui ! » une nouvelle génération d’hommes de centre gauche est arrivée au pouvoir « , martèle M. Blair. Ce centre gauche où se réfugiaient naguère quelques individus brillants et bizarres. Quel changement, quel raz-de-marée ! Tony Blair, dont on ne sait jamais avec qui il a formé commandite, souhaitait faire disparaître l’Internationale socialiste au profit d’un forum démocrate dont le président aurait été… Bill Clinton. M. Jospin était bien justifié de répondre à ces surprenantes nouvelles : » Nous décidons, en France, pour nous-mêmes, à partir de nos propres idées « .
Mais il est bien superflu de s’échauffer pour ces coups de Jarnac. Ce qui compte est ce que l’on fait (ou que l’on ne fait pas), au-delà des nobles draperies de l’idéologie et de ses histoires épiques. Le manifeste anglo-allemand pour une » Europe modernisée » constatera qu’entre la coupe et les lèvres l’espace est périlleux. Tandis qu’en France, dans cette permanence aux dogmes à peine éculés, le Ministre de l’économie et des finances prépare avec discrétion la modernisation et la productivité de son énorme administration de 192.000 fonctionnaires, dont les 80.000 agents de la Direction des impôts. La simplification à la DSK sera-t-elle plus efficace et contagieuse que celle de M. Blair ? Décidément les vieilles lunes, éteintes, seront-elles entassées, sans le dire, au fond des couloirs par l’actuel gouvernement ? Le Général de Gaulle, de son temps, s’appliquait à discerner, sous le fatras accumulé, ce qu’il nommait » la force des choses « , menant le pays et le monde. Sans doute est-ce bien celle-ci qui aura, avec ou sans l’Internationale socialiste et les jeunes loups aux belles dents, le dernier mot de ces mutations inattendues.
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Quant aux Balkans, » la force des choses » y est à l’œuvre, en ce mois de juin aux multiples et inquiétantes facettes. Une époque révolue et ses vieilles lunes n’en finissent pas de purger leurs maléfices, gravés au plus profond des êtres. Or le monde a changé, ainsi que le perçoivent des millions d’esprits. Le vieux » droit des gens « , celui de l’ordre absolu des Etats, à la souveraineté érigée en citadelle, s’est désormais modifié et de nouvelles perspectives se sont ouvertes. Oh ! ni en Asie, en Chine spécialement, ni au Tibet envahi et submergé, ni au Moyen Orient sous contrôle extérieur et tyrannies locales, ni en Afrique souffrante et tailladée a vau-l’eau . Mais les Balkans, eux, ont révélé qu’une justice internationale pouvait s’établir et faire prévaloir l’exigence morale des individus, la spiritualité de communautés transcendant les fureurs des Etats. L’Europe tente d’être cela. Et on va bien le voir, avec ou sans les élections du 13 juin dont l’approche a si peu saisi l’opinion. La force déployée pour affirmer les droits des plus faibles va-t-elle triompher ? Ou bien est-ce que les arrangements de dernière minute éviteront à Milosevic de répondre de ses crimes et lui permettront de durer, guettant la faille dans les résolutions de la coalition dressée pour l’abattre ? Reprendra-t-il des combats anachroniques avec la meilleure conscience ? Chacun le sait en Europe : si Milosevic demeure accroché à son pouvoir, il n’y aura pas de paix durable dans les Balkans. La garde autour du droit nouveau, affirmé par les Européens, sera malaisée et longue. Mais cet espoir, dont la flamme, si difficile à maintenir, est là désormais.
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Les chantiers de l’Europe.
Samedi 5 juin 1999
MEDI. I n° 584
Les chantiers de l’Europe, pour démarrer, attendent avec impatience la fin de la guerre au Kosovo. On voudrait croire qu’il en est ainsi. Depuis 10 ans, de la Croatie à la Bosnie, de Dubrovnik à Sarajevo, de Belgrade à Pristina, tant de fureurs obtuses ont accablé l’idée même de l’Europe que l’on rêve maintenant qu’elle s’élance. Ce n’est certes pas de la morne compétition électorale du 13 juin que naîtra cette sublime ardeur. Dans chaque pays, des besogneux effeuillent le manuel des candidats en campagne, selon les habitudes locales.
Il faudrait qu’au delà et en profondeur, des basculements, des glissements, des bouillonnements et des fusions se soient succédé pour que l’Europe ait décidé de n’appartenir qu’à elle-même. Le moment est propice. En a-t-elle conscience ? A-t-elle conscience qu’entre la réunion de Brême, en mai, celle de Cologne, hier, et celle toute proche de Francfort, fin juin, sa souveraineté, vivifiant les souverainetés nationales, va s’imposer comme une force neuve et décisive ? Pourquoi s’est-elle enfin rendu compte, non pas que la guerre du Kosovo était » une guerre américaine » -ce n’était pas la première qu’elle acceptait d’un cœur léger et docile – mais qu’elle en éprouvait un profond malaise, quelle qu’en soit l’issue ? Là est la surprise. Elle fut mêlée à la genèse de cette guerre à Rambouillet, elle lui fournit une substantielle participation, mais ni la planification, ni la stratégie n’auront porté sa marque. Quel que soit le résultat du conflit, les méthodes employées se sont révélées désastreuses et surtout pour la sécurité européenne elle-même. Or celle-ci suffit à galvaniser les énergies de l’Union, à lui donner cette force démonstrative qui lui a si souvent manqué : sa propre sécurité, avec ses propres qualifications en rapport avec son histoire, avec le sentiment de ses nations, leur courage, il faut bien l’évoquer. Avec aussi leurs moyens et leurs méthodes de combat. On vient d’assister à la démonstration de la guerre du futur, usant d’imparables technologies, bannissant, pour ceux qui les servent, la notion de risques. Les résultats ont été pitoyables et leur coût, matériel et moral, exorbitant.
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L’occasion est donc venue, dans le malaise provoqué en Europe par des démonstrations otanesques infirmes et l’absurdité des orientations stratégiques, de libérer la capacité de conception et d’organisation de défense propre à l’Europe. La réunion de Francfort en juin, clôturant la présidence allemande, à laquelle succède le 1er juillet la présidence finlandaise, devrait marquer les choix déjà faits implicitement, autour de la fusion de l’UEO dans l’Union européenne. Que l’on n’oublie pas comment s’est dessiné et couronné l’autre grand chantier qui démontre présentement la vitalité de l’Europe : celui de la monnaie unique. Les mêmes techniques de » convergence » peuvent être utilisées pour la défense, en besoins, en budgets, en structures, en calendrier. Les pays entourant l’Union doivent être associés à ces explorations préliminaires et l’on voit bien déjà le rôle que la Finlande, dans l’Union, mais neutre et échappant à l’OTAN, comme l’ Autriche en 1998, peut jouer en attendant la présidence française en 2001, le Luxembourg assumant la présidence de l’UEO, dès ce 1er juillet.
Est-ce croire trop fort que des notions et des raisonnements nouveaux se sont inscrits dans les esprits, avec la calamiteuse guerre du Kosovo ? Chacun peut imaginer que deux systèmes, l’européen et l’américain, devront désormais s’accepter, dans le cadre de l’ Alliance atlantique, au point même de le modifier. On surprendrait Washington, conscient pourtant de ses échecs, conceptuels et opérationnels, au Kosovo, en l’informant de la marche du temps, en Europe. La presse américaine, en effet, abonde en allusions dénuées de légèreté, sur le thème : » Le chemin sera encore très long avant qu’une capacité de défense indépendante puisse se révéler. Il serait sage de ne pas annoncer des aubes qui ne se lèveront pas. » Dix ans après la chute du mur de Berlin, le monde n’est plus celui de la guerre froide ; mais il n’est pas non plus celui de l’ordre mondial. La paix n’est pas la vassalité à l’ombre d’une super-puissance. L’aventure balkanique vient de le démontrer, dans un bien triste éclat. L’Europe serait-elle à ce point écervelée qu’elle ne l’ait même pas perçu ? Qu’elle n’ait pas compris que sa seule dimension fondatrice est celle de sa souveraineté, renforçant celle des nations qui la composent ? Que la monnaie et la défense passent avant les sempiternels débats sur un fédéralisme confus, ouvrant la voie vers les contrôles extérieurs ?
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L’Incertitude et ses victimes fatales.
Samedi 29 mai 1999
MEDI. I n° 583
La semaine dernière, je citais la commune » Tribune libre » de Madeleine Albright et Robin Cook, personnages considérables. Cette semaine, la rubrique du » New York Times » est tenue par William Jefferson Clinton, le Président lui-même : » Au Kosovo, sur le chemin vers la renaissance des Balkans « . Une fois de plus, la démonstration est faite que rien, dans ces textes, ne doit être pris au pied de la lettre ou dans la sincérité des intentions. A tout considérer, des affirmations relevant de la propagande massive et impudique feraient mieux l’affaire. Le style, si soigneusement pesé des chancelleries, conduit à douter de la détermination et du sentiment.
Ainsi Clinton se garde bien de rappeler qu’il a traité à Dayton (1995) avec Milosevic, alors qu’il aurait dû récuser d’emblée un partenaire pareil. Rien ne garantit, dans sa présente proclamation, qu’il n’aura pas la même faiblesse, dans les prochains jours –décision du TPI ou pas- même s’il verse un pleur sur les 250.000 morts et les 2 millions d’expulsés après les combats, en Croatie et en Bosnie. Faute de l’avoir prévu et de s’être opposé, dès l’automne 1998, au nettoyage ethnique des Kosovars, il affirme aujourd’hui qu’il garantit leur retour, aux vivants, pour des lendemains meilleurs, dans » une Europe pacifique, unie et libre « , grâce notamment à » l’intérêt fondamental des Etats-Unis, dans le long terme, pour une coopération positive avec la Russie « .
On peut être sûr pourtant que le Président aura lu, la veille, dans le même journal, l’article impressionnant intitulé : » Devons-nous détruire les Kosovars afin de les sauver ? « . Daniel Ellsberg expose qu’une intervention au sol signifierait un arrêt de mort pour le million de Kosovars demeurés encore dans la province et voués au rôle de boucliers vivants ou promis à l’égorgement : un million d’otages entre les mains de Milosevic. L’auteur est, par conséquent, pour la négociation avec l’abominable Milosevic, qu’importe qu’il puisse être traduit devant le Tribunal pénal international, car les bombardements aériens, qui n’ont rien donné au Vietnam en sept ans et demi, s’ils se prolongent sur la Serbie indéfiniment, seront tout aussi décevants. Raisonnement qui semble imparable, mais Clinton ne s’est interdit » aucune autre option militaire » même si la présente stratégie est à l’œuvre.
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La perplexité ambiante ne l’incite guère à la décision. Qu’on en juge ! Déclaration du Général Michael Short, commandant les forces aériennes de l’OTAN contre la Serbie : alors que l’Alliance envisage de rassembler 50.000 soldats aux frontières du Kosovo, ce général ne doute pas que l’aviation, renforcée et plus active, viendra, seule, à bout et rapidement des unités serbes (40.000 hommes) opérant au Kosovo, surtout si elles ne reçoivent plus aucune aide de Belgrade. D’ailleurs le Général se plaint que les frappes aériennes n’aient pas été utilisées à plein, pour tenir compte des états d’âme des 19 gouvernements alliés, alors qu’il fallait montrer immédiatement tous leurs effets possibles. Ce n’est pas l’avis, très écouté, du porte-parole du Pentagone, Kenneth Bacon qui affirme que les frappes aériennes seules ne mettront pas un terme au conflit, dans les deux prochains mois. Le rude hiver des Balkans sera là, avant que ces messieurs soient du même avis.
Autre son de cloche de l’avisé Joseph Fitchett, correspondant parisien de l’International Herald Tribune : ne faudrait-il pas se rendre compte des destructions causées à l’économie serbe par les frappes aériennes ? Aussi sévères qu’elles soient, soudent-elles la population à Milosevic davantage qu’elles ne l’en séparent ? Ont-elles enfin atteint le moral même des citoyens agressés dans leur vie quotidienne ? La revue » Time « , datée du 31 mai, résume le débat : » Si l’OTAN ne peut l’emporter par les airs et ne veut pas s’avancer à terre, il lui faudra bien trouver une sortie diplomatique « , ambition elle-même bien incertaine et limitée. Les diplomates de l’OTAN se sont déjà tant trompés sur l’efficacité des frappes aériennes et sur la durée du conflit.
Quant à ceux qui acceptent –ils existent hélas en France- que les Serbes exercent une sinistre purification ethnique, prétexte pris que les Occidentaux sont moins sensibles dès qu’il s’agit de l’Asie, de l’Afrique ou des Kurdes, leur argumentation est particulièrement déshonorante et mène à un avenir lugubre. On peut récuser la présente docilité de la France à l’emprise américaine (quoi de plus naturel !) sans se complaire à nier les évidences et à renier les engagements moraux qui forment le patrimoine de notre pays.
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Tribune libre.
Samedi 22 mai 1999
MEDI. I n° 582
Tribune libre : telle est la présentation choisie par les ministres des affaires étrangères pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne afin d’exprimer, ensemble, leurs convictions communes sur Milosevic et les moyens de réduire son action malfaisante. C’était le17 mai dernier, dans la rubrique appropriée du » Washington Post « . L’audience du journal est mondiale. Chaque phrase avait l’aval des gouvernements. Les silences comptaient plus que les affirmations. On saura plus tard, quand il n’importera plus, le pourquoi, de fond comme de circonstance, de ce manifeste intitulé : » La campagne aérienne demeure ce qu’il convient de faire. » Pas un mot, par conséquent, sur une intervention au sol, constamment prônée par Tony Blair, Premier ministre. Choix que Clinton ne s’interdit plus de faire, peut-être. La guerre aérienne des alliés de l’OTAN a commencé le 24 mars et, bien qu’elle perdure, sans les résultats espérés, leur résolution initiale ne faiblit pas. Foin des détails sur le conflit et la diplomatie ; il est temps de se souvenir, disent les deux ministres, pourquoi nous combattons : pour que les réfugiés rentrent chez eux, en sécurité sous notre protection. Nous ne pouvons revoir des scènes qui nous ont épouvantés, voici un demi-siècle.
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Sur ce point, aucune négociation n’a de place . Milosevic est au ban de la communauté internationale et son isolement démarre chez lui. Regrettons profondément les victimes civiles de nos bombardements, mais le conflit est intense et l’enjeu capital. La campagne militaire est épaulée par une diplomatie vigoureuse à laquelle la Russie s’est associée. Une force internationale, dont l’OTAN sera l’âme, assurera le respect du schéma élaboré à Rambouillet et la reconstruction du Kosovo. La campagne aérienne pourrait cesser immédiatement si Milosevic acceptait les termes de ce règlement. » Avec leurs alliés de l’OTAN, les Etats-Unis et la Grande Bretagne sont déterminés à poursuivre leurs efforts jusqu’à ce que Milosevic cède et que le peuple du Kosovo réuni commence à reconstruire, avec notre aide. «
Rien de nouveau dans cette déclaration commune de Madeleine Albright et de Robin Cook, dira-t-on. En effet, mais elle veut répondre à plusieurs analyses de la presse américaine (notamment les revues Times et Newsweek). L’une s’est livrée à un examen minutieux de l’action personnelle de Madeleine Albright, acharnée mais capable de céder imperceptiblement sur le texte même des règlements, dans la mesure où le soutien que lui apporte Clinton est plutôt de zinc que d’acier. L’autre revue affirme que, sans intervention de troupes au sol les objectifs au Kosovo ne peuvent être atteints et consolidés, selon l’état-major du Pentagone. Ce qui revient à ressasser la seule question qui vaille : » L’OTAN peut-elle perdre cette guerre, même sous un épais maquillage, sans conséquences incalculables pour les Etats-Unis, à l’extérieur comme à l’intérieur ? « .
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D’une part, on voit bien que le recours à la force s’imposait, que les bombardements de l’OTAN étaient nécessaires et inévitables. Depuis 1991, le Conseil de sécurité aura sommé, sans le moindre succès, le régime de Belgrade de mettre fin aux massacres qu’il aura organisés en Croatie, puis en Bosnie, et enfin au Kosovo. Ici, la purification ethnique relève d’un plan mis au point par Belgrade entre novembre 1998 et février 1999, très antérieurement aux frappes aériennes qui ne se sont d’ailleurs pas révélées efficaces pour amener Milosevic à se conformer aux cinq obligations qu’elles auraient dû lui imposer. Sur le plan militaire, la totale maîtrise de l’espace aérien yougoslave n’est toujours pas acquise. Sur le plan politique, » les accords de Rambouillet » ont été désormais totalement dépassés par les événements : pour l’OTAN, il s’agit de garantir la sécurité d’un Kosovo, voué à l’indépendance. Pendant combien d’années ? Sans compter la volonté des Serbes de faire sécession en Bosnie, et celle des Albanais en Macédoine. Sans compter les Serbes expulsés de Croatie en 1995 et les 2 millions de Bosniaques, Serbes et Croates déplacés ou expulsés, lors de la guerre de Bosnie. A la moindre défaillance de l’Alliance atlantique, celle-ci joue donc son avenir, les Etats-Unis leur crédibilité internationale, la consolidation du régime de Milosevic, la déstabilisation de la Macédoine et de l’Albanie.
On est présentement très loin des critiques, au demeurant justifiées, qui ont plu et pleuvent sur la nullité conceptuelle de l’OTAN, elle-même si dominatrice, si fermée sur les seuls intérêts des Américains, si réservée à leurs militaires, à leurs méthodes, à leurs moyens. L’OTAN américaine (et ses alliés) sont partis à la guerre sans le savoir, puisque la seule option était celle d’une non-guerre (Milosevic capitulant en moins d’une semaine…). Quels gâchis en effet, quelle suffisance ; quelle puissance considérable qui, ne sachant plus ce qu’elle veut, du Congrès à la diplomatie, risque de se mettre en cause elle-même, de l’intérieur, alors qu’une crise européenne couve autour d’une défense commune et que les relations transatlantiques vacillent.
Comme on est loin de la tribune libre de Madeleine Albright et de Robin Cook, respirant une irrépressible détermination !
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Grotesques.
Samedi 15 mai 1999
MEDI. I n° 581
Grotesques : par ce mot, évoquons, avec délicatesse, ces compositions qui, de l’architecture au mobilier, ont, à partir du XV° siècle, décoré tant d’œuvres charmantes, servies par de grands artistes. La littérature y fit écho, estimant que le baroque, symbole de l’animalité tapie en l’homme, doit s’opposer au sublime, qui en est la part divine. Théophile Gautier consacra un livre à des excentriques auxquels il donna pour ancêtre François Villon. Mais Chamfort avait retenu, pour un ouvrage posthume (1803), cette pensée moins indulgente : » On n’imagine pas combien il faut d’esprit pour n’être jamais ridicule. «
L’actualité, cette semaine, s’enveloppe de telles incitations à la dérision qu’on se surprend à la modération, en distinguant seulement le cheminement du grotesque dans l’art, sa voie royale. Et pourtant la tentation est grande de ricaner, carrément. Imaginez ainsi la partie de billard chinois à laquelle se délectent les empereurs rouges de Pékin, avec leur talent habituel. Alors que la révélation de leur espionnage ravageur, sur les secrets nucléaires américains, les gênait autant qu’elle gêne Clinton, voilà que le bombardement inopiné de leur ambassade de Belgrade leur rend une main heureuse : ils exigent excuses publiques et réitérées, compensations, capitulations sur tous les dossiers en discussion, se drapant dans la vertu outragée et oubliant leurs énormes turpitudes. Et ces grands niais de Yankees qui acquiescent au chantage, l’oreille basse ! De Gaulle, en 1966, fut visé par les mêmes procédés. Informé que les foules inscrivaient sur notre ambassade : » De Gaulle est un chien « , il nota ironiquement : » Tout de même, se faire traiter de chien par des Pékinois ! « . Le Chancelier d’Allemagne, Gerhard Schroeder, venu au nom de l’Europe, se voit appliquer le traitement n°2, sa visite écourtée et limitée à des menaces de rétorsion, exercice bien rodé de la diplomatie à la chinoise. Huit jours après, l’information occidentale n’a pas encore réalisé cet élémentaire montage. Clinton est-il à ce point trempé dans son » chinagate » qu’il en soit paralysé ? Les grotesques dans l’art avaient promu les » chinoiseries » légères. Celles-ci sont pesantes et offensantes. Ne parlons pas du sinistre Milosevic qui espère toujours faire avaler ses plus gros mensonges, non seulement aux Etats –c’est leur affaire- mais aux opinions publiques, à vous, à moi. Ce comique-là est de plus en plus méprisable. Quant au pathétique Boris Eltsine, président russe, son entourage en est à censurer ses déclarations qui risquent de lui faire plus de mal que de bien, même si elles sont à usage interne. A quels saints peut-il désormais se vouer, alors que grandit notre modeste désarroi ?
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A Brême, lundi dernier, les Ministres des Affaires étrangères et de la Défense de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), créée en 1948, ont évoqué sa fusion avec l’Union Européenne. Membres, membres associés, observateurs, 21 nations étaient représentées. D’autres réunions suivront. Espérons qu’elles seront moins tristement comiques en lieux communs, non-dits également, hypocrisies et dérobades. » Du conflit du Kosovo viendra une impulsion pour une collaboration plus forte des Européens, en matière de politique étrangère et de sécurité commune « , a estimé M. Joschka Fischer, chef de la diplomatie allemande et optimiste impénitent qui aurait été pour cela, dans un autre siècle, digne de figurer dans le recueil de Théophile Gautier que j’ai cité ( » Les grotesques « ).
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Si j’avais un peu de temps et de calme, mais pas pour me distraire, je prendrais le » Bottin administratif » et relèverais les appellations dont nos divers services se sont désormais affublés. C’est le boulot de ceux qui s’intéressent à la sauvegarde et au progrès du français. Tâche immense : l’Académie française n’a pas encore lâché la rampe. Cette semaine, je découvre le bureau » conseil et synthèse du secteur public » de la très noble direction du trésor, au très grand ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie. Les ravages de langage de la psychologie et de la sociologie appliquées relèvent sans doute de l’art moderne du grotesque, dans la fonction publique et organismes assimilés.
La politique intérieure y culmine évidemment. L’incendie de la » paillote » » Chez Francis » et sa reconstruction accélérée n’ont pas mené cette politique-là vers les sommets ; ce n’était pas le vœu du Premier ministre si c’était celui de l’opposition. Chacun y aura perdu de son éclat. La Corse apparaît davantage face à ses désarrois et à elle-même . Comment ne pas souhaiter qu’elle parvienne au terme d’une course cruelle, ayant dépouillé les faux-semblants ? Sinon l’immaturité de tous, Etat comme citoyens, livrera ses fruits amers.
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Le Hasard.
Samedi 8 mai 1999
MEDI. I n° 580
» Sommes-nous, ô hasard, l’œuvre de tes caprices ? » interrogeait Lamartine, alors que depuis des siècles l’humanité aura débattu sur l’ambiguïté du mot et sur l’imprévu comme sur la finalité pour lesquels il témoigne. Est-ce le hasard qui place, sous mes yeux, l’annonce du départ de Maria Stader, à 88 ans ? Elle fut une incomparable concertiste, vouée à Bach et surtout à Mozart, qu’elle interpréta sous la conduite notamment de Bruno Walter et d’Herbert von Karajan. Sa voix de soprano lyrique domina les concertos de Mozart, dans les années cinquante et soixante. Que cela est loin ! Mais toute proche, son histoire émouvante, à l’heure sombre des Balkans. Née à Budapest, en 1911, elle y était orpheline à l’abandon, après la première guerre mondiale. La Croix-Rouge internationale l’emmena en Suisse, en 1922. Le pêcheur Hans Stader l’adopta. Son talent fit le reste. Elle étudia à Karlsruhe, à Milan, à New York. Elle triompha à Genève, en 1939 et resta fidèle à la Suisse, jusqu’au terme de sa vie. Je m’enveloppe de son histoire et de sa passion, talismans pour des heures sans indulgence.
Elles le sont, celles qui ouvrent la porte à toutes les cruautés sur les populations livrées aux imbéciles vengeances. Elles le sont pour ces mécaniques aveuglées, n’ayant jamais fait la moindre preuve de leurs capacités, bien que réputées garantir le monde libre contre les ambitions des doctrines concentrationnaires. Aujourd’hui, la crise de l’OTAN est patente, quels que soient les résultats qu’elle obtiendra, à quel prix de souffrances, endurées sous quelle masse d’inepties ? Etait-ce là ce système de sécurité auquel les Européens ont, pendant un demi-siècle, volens nolens, délégué, les yeux fermés et la docilité exemplaire, leurs existences étroites ? Les Kosovars, effacés ou brisés, ont connu le pire, venu de ces planificateurs irresponsables, sans conscience même de l’être.
Dans le même temps, l’Académie du Royaume du Maroc se saisit, à l’instigation avisée de son protecteur, de la dissuasion et de la prolifération nucléaires, de la stratégie des cinq grands Etats dotés de l’arme atomique et des débordements qui menacent. Or les échos d’un immense scandale viennent des Etats-Unis dont la complaisance (nucléaire) à l’égard de la Chine n’a cessé de surprendre, d’intriguer depuis juin 1998. Mais les rhizomes de la complicité ont depuis plus longtemps envahi tout le terrain. Le scandale est immense. D’abord nié, puis étouffé, le voilà qui prolifère, lui aussi, jusqu’à un public national et international, abasourdi. Voilà ce que les Etats, les nations, les peuples apprennent. Le New York Times a levé le rideau. L’International Herald Tribune en a fait autant. Le Sénat s’en mêle. La Présidence et les représentants de l’exécutif, qui retardaient les révélations et les minimisaient, sciemment semble-t-il, prennent le choc de plein fouet.
Un savant d’origine taïwanaise, M. Wen Ho Lee, travaillant depuis 1978 aux laboratoires nationaux de recherches nucléaires de Los Alamos
aurait transféré les fichiers ultra-secrets, contenus dans les ordinateurs des laboratoires, vers un réseau informatique non protégé, sans compter d’innombrables fax. Tous les détails des armes nucléaires américaines y sont passés, notamment durant les années 1995-1996, sans oublier, dans les années 80, les plans des missiles à têtes multiples. C’est déjà énorme. Plus énorme est que le FBI enquêtait depuis trois ans sur M. Lee qui a cependant continué, jusqu’à la fin 1988, à travailler dans les domaines ultra-sensibles. Que ces enquêtes aient été bloquées par les ministères de l’énergie et de la justice. Clinton et le conseil national de sécurité sont accusés aujourd’hui d’avoir sciemment dissimulé l’importance de l’affaire. Il faut lire les accents indignés de William Safire, journaliste du New York Times, le 3O avril , les détails livrés par ses collègues Jeff Gerth et James Risen, le 3 mai 1999. En novembre 1998, tous ceux qui comptent dans l’exécutif et le législatif, trois douzaines de cadres supérieurs de la défense, des agences de renseignements, de l’application des lois, M. Cox, Président du comité spécial de la Chambre des représentants sur le » Chinagate « , tous savent déjà à quoi s’en tenir, sur l’ampleur du scandale.
Reste à répondre à la question : Pourquoi M.Lee et ses actions qui ont livré les secrets de la quasi-totalité de l’arsenal nucléaire américain, n’ont-ils pas été détectés pendant si longtemps ; pourquoi tant de faiblesse à l’égard de Pékin ? Affaire de gros sous, disent les uns, la Chine ayant acheté légalement pour 15 milliards de dollars de matériel balistique et nucléaire. Erreurs tragiques du renversement des alliances, du Japon vers la Chine, poursuivies par Clinton et initiées de fait par ses prédécesseurs, disent les autres.
Bref, le hasard , qui est tant de choses à la fois, est aussi le règne de la bêtise et de l’incompétence. On voudrait pourtant se persuader du contraire. Maria Stader, chante Mozart, chante !
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Sous le soleil de Satan.
3 avril 1999
Les dernières initiatives de l’OTAN, depuis que la menace soviétique a disparu, sont en effet hasardeuses. Ses prévisions les plus sûres se révèlent, à l’usage, aléatoires. Il n’est que de voir le visage de ses responsables pour s’inquiéter de leur désarroi. Une lourde et souveraine mécanique semble abandonnée de ses certitudes. Pire : les scénarios prévus sont condamnés à être réécrits, dans l’improvisation. Peut-être ont-ils visé l’impossible : le succès assuré et le soin, laissé au temps, de dénouer lui-même la situation boiteuse escomptée. L’autonomie du Kosovo, au sein d’une fédération yougoslave n’est plus qu’une fiction.
Il ne sert de rien de dénoncer les erreurs d’analyse commises depuis 10 ans et la démission rampante des voisins européens de la zone balkanique. Pour les uns, il ne fallait pas laisser la fédération yougoslave se détruire. Mais l’évidence était là. Pour les autres, il fallait négocier d’une main ferme, de nouveaux équilibres. La sauvage détermination des républiques, récrivant l’histoire de jadis et ses haines jamais éteintes, aura fait échec aux plénipotentiaires de tout poil et à leurs irrésolutions. Pour apaiser tant de paranoïa, il y eut jadis la main de fer de l’Empire austro-hongrois. Et puis après ?
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Depuis 10 ans, l’Europe occidentale aura administré les preuves évidentes que, via l’ONU ou via l’OTAN, c’est-à-dire l’Amérique, elle ne savait que déplorer, sans même affirmer son énorme et souveraine indignation. Depuis un an, cette Europe, par son aveuglement, s’en est remise aux incertitudes de la politique américaine et aux doctrines militaires de la superpuissance qui ne veulent payer leurs guerres que du sang des autres. Aujourd’hui, ce n’est ni une démonstration de force bien douteuse, ni l’habileté politique si totalement surestimée qui remplaceraient l’élémentaire résolution, chez les uns et les autres. L’une des conséquences des imprudentes équipées présentes sera probablement que l’Europe se contraindra enfin à se libérer des tutelles, de la servitude volontaire dans lesquelles elle s’est complu jusqu’ici. Il est possible qu’elle saisisse l’ambiguïté des victoires à la Pyrrhus de la superpuissance pour récuser au moins l’extension au monde entier d’une OTAN en plein délire de puissance. Il est possible qu’elle veuille animer directement ses équilibres et assumer leur défense. Il est souhaitable qu’elle ne transige en rien sur le respect des droits élémentaires, sur ceux des peuples, tibétain, timorais, kurde et tous autres, qu’elle dénonce et poursuive les sectateurs de toute purification ethnique. La démocratie n’est pas un vain mot, face à tant de sauvagerie. Elle aussi doit être une passion farouche. Sans tout cela, que vaut l’Alliance atlantique ? Question qu’il est salutaire de poser, ne serait-ce parce qu’elle effraie les adorateurs de ce dogme, pour lesquels elle est inconcevable. Pourtant Henry Kissinger, limité désormais à son compte, mais prolixe en conseils aux pouvoirs en place, n’a pas hésité à franchir le pas, en affirmant qu’après une semaine de bombardements l’OTAN ne pourrait plus être ce qu’elle aura été. Sage constatation d’un homme de la » realpolitik « .
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Essayons d’imaginer ce qui pourrait être : les opinions publiques, bouleversées par l’horreur des nettoyages ethniques – Milosevic en étant devenu le champion toutes catégories – pousseraient les Etats à élaborer une convention internationale interdisant le déplacement forcé des populations, a fortiori leur annihilation. Excellente idée. Mais qui refuserait de signer un tel texte, même béni par les Nations Unies ? On peut en dresser déjà la liste. Les mêmes qui ont rejeté la convention sur la condamnation des mines anti-personnel, ou la convention sur la Cour criminelle internationale : les Etats-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde et le Pakistan, l’Irak voisinant avec Israël, et tant d’autres qui ne supportent pas la moindre atteinte à la liberté de leurs délires.
Dans le dramatique temps présent, si compté, la menace de la reconnaissance immédiate, par les membres de l’OTAN (et d’autres), de l’indépendance du Kosovo, amènerait-elle le sinistre Milosevic à résipiscence, au risque d’ouvrir la boîte de Pandore des indépendances balkaniques ? Moralité : nous sommes comptables de chacune de nos lâchetés antérieures et, sur le chemin et sous le soleil de Satan, il faut payer très cher.
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Ce qui adviendra.
Samedi 24 avril 1999
MEDI. I n°578
Ce qui adviendra est inscrit sur les tables du destin. Mais nous répugnons à tenter de les déchiffrer. Ainsi les peuples et les Etats s’épuisent à courir après leur pauvre imaginaire quotidien, mélange de terreurs et de vanités. Après cinq semaines de bombardements de l’OTAN sur la Yougoslavie, quasiment réduite à la Serbie, après plusieurs mois de purification ethnique qu’elle a insidieusement préparée dans ses cruautés insensées, bien malin qui livrerait les explications décisives des faits et les chances d’un point d’équilibre.
Nul n’est même certain que les Européens et les démocraties aient réalisé aujourd’hui le péril mortel qui les menace dans le monstrueux engrenage d’asservissement et de destruction que le fascisme brun ou rouge entretint sur plusieurs continents, naguère. Nombreux peuvent encore en témoigner, même si la plupart n’en ont qu’une représentation historique, immatérielle ou complaisante. » Caveant consules … » (Que les consuls prennent garde afin que la république n’éprouve aucun dommage !). On recueille trop de plaidoyers spécieux, d’explications compliquées, d’appels à des négociations quand le mal absolu, tel qu’il s’affirme et prospère, ne laisse d’autre alternative que de le terrasser. Sur le thème : » si l’on refuse de négocier avec Milosevic, avec qui le faire ? « , ou » à la fin, il faudra bien négocier « , on comprend que trop d’esprits n’ont pas admis encore l’évidence toute simple : aujourd’hui, cette nécessité de négocier n’existe pas ; elle n’est qu’un danger mortel. L’heure de la négociation viendra, évidemment. Mais pas avec les auteurs de l’inacceptable.
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Pour les Etats-Unis, ce qui est en jeu est de sauver la face de l’OTAN, cet instrument de leur politique de puissance, né au temps de la guerre froide avec l’URSS et qui, hors son existence, n’a eu à démontrer ni ses moyens ni leur efficacité. Le Kosovo est sa première épreuve en version réelle, alors que les Etats-Unis, qui célèbrent son cinquantenaire, veulent lui donner désormais une compétence à intervenir sur tous les continents : la mondialisation de l’économie aurait ainsi précédé de peu la mondialisation de l’OTAN. Si celle-ci devait plier le genou devant les exactions abominables du régime yougoslave, il est évident que le rêve mondial, qui est conçu pour elle, s’effondrerait.
C’est dire combien, entre la démonstration américaine de la » crédibilité » de l’OTAN et le souci européen des équilibres intérieurs que l’Union doit maintenir, les perspectives ne sont pas les mêmes. Ici, il faut démontrer que l’OTAN était et est une réalité de la puissance américaine. Là, en Europe, on attend, en réserve de l’après-crise, de pouvoir pousser de l’avant une défense autonome, défi à la puissance américaine ou prise en charge, nécessaire et longtemps différée, de leurs équilibres par les Européens eux-mêmes. Si bien que, dès maintenant, après les premiers cafouillages de l’OTAN dans ses analyses et ses frappes, les Américains en sont venus plus vite que les Européens à la nécessité d’engager des troupes au sol, y compris les leurs. On aura cité abondamment » le gourou » Henry Kissinger : si un cessez-le-feu, aux conditions énumérées par l’OTAN, est rejeté par Milosevic, » il n’y a pas d’autre issue que de poursuivre et d’intensifier la guerre, si nécessaire avec les forces terrestres de l’OTAN – une solution que j’ai passionnément rejetée, mais qui devra être considérée pour maintenir la crédibilité de l’OTAN « .
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L’OTAN est par conséquent vitale pour préserver le lien transatlantique et, au-delà, pour assurer la présence mondiale des Etats-Unis. On peut s’attrister de constater que les malheureux Kosovars sont moins prioritaires et qu’il leur a fallu aller au bout de leurs épreuves ignominieuses, avant que leurs sauveteurs ne découvrent de vraies raisons de se mobiliser pour eux. D’un ordre bien plus mineur est une remarque sur les étranges doctrines américaines : celle du » zéro mort » et celle complémentaire de la protection des forces engagées passant avant la projection de la puissance de combat. L’OTAN en guerre aura été une succession d’étonnements et d’interrogations : trop lent et lourd marteau pour écraser des mouches, outil le moins bien adapté à l’époque et à ses menaces, isolement des réalités. Passée la crise, l’incapacité à s’adapter aux tensions sera évidente, avec, en outre, la révélation que l’hyper-technicité massive est une puissance démonstrative, mais d’aucune utilité lorsqu’on la déclenche, en Irak par exemple, au Kosovo ensuite. Les Européens se rendront compte alors qu’à s’être alignés , dans l’allégeance aux conceptions américaines venues de la guerre froide, ils ont fait fausse route, gâché la chance qu’ils avaient de susciter des équilibres balkaniques autour des efforts qu’ils entreprenaient dans le même but pour eux-mêmes et qui leur feront peut-être un avenir entièrement mérité.
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A chacun son terrorisme.
Samedi 27 février 1999
MEDI. I n°570
A chacun son terrorisme. La semaine dernière, je rappelais la traque épouvantable exercée par l’armée d’Indonésie contre le Timor Oriental, coupable de ne pas se plier à ce joug, de s’être dressé contre l’inacceptable. Il arrive que le terrorisme soit le dernier recours des opprimés, des peuples piétinés et dépossédés de leurs droits élémentaires. Parfois ceux-ci triomphent, au prix de quels sacrifices !
Le 16 février, le chef du PKK, le parti des travailleurs kurdes, Abdullah Öcalan, dit » APO » – l’oncle – était enlevé, au Kenya, les services secrets faisant la chaîne, par un commando de l’Etat turc. Celui-ci s’assurait, ainsi et enfin, de la personne qui avait fini par incarner en 1984 la résistance du peuple des Kurdes dont 12 millions sur 25 vivent en Turquie où ils sont niés, déplacés de leurs villes et régions et traités en terroristes, portant atteinte à l’unité de la Turquie. Cet Etat pratique, en fait, deux terrorismes : l’un contre une population dont il veut ignorer la présence et l’identité ; l’autre par les méthodes internationales dont il use pour annihiler ses adversaires. Ces deux terrorismes d’Etat ne plaident guère en faveur de l’admission de la Turquie dans l’Union Européenne et ils devraient être dénoncés comme insupportables par tous les membres de cette Union. La Turquie n’est pas indispensable à l’Europe et cette évidence devrait suffire pour qu’elle n’accepte pas les chantages d’Ankara, au lieu de se résigner à ne pas révéler publiquement les méthodes d’un Etat aux pratiques si peu démocratiques.
Que Öcalan ne soit pas un enfant de chœur, qu’il ait déclaré une lutte désespérée contre le régime militaire turc, que celui-ci ait détruit des milliers de villages et déporté des millions de Kurdes, que les adversaires ne se fassent pas de quartier, que la Turquie intervienne hors de ses frontières au Kurdistan irakien, que 30.000 personnes aient péri, tout cela est archi-connu . Les Européens auraient bien tort d’accepter de telles exactions et de tels résultats, dans leur voisinage. De toute façon, la révolte kurde est implantée au cœur de leurs cités, que » APO » Öcalan soit ou non jugé équitablement. Vingt-quatre millions de Kurdes ne peuvent demeurer les oubliés de l’Histoire, utilisés sans vergogne par les grandes ou moyennes puissances, pratiquant à l’égard de ces parias un terrorisme d’Etat, plus cynique et hypocrite que celui des » desperados » de tous acabits. Il finira par rendre les principes mêmes de la vie internationale bien suspects, remis en de telles mains. Chaque puissance, pas très regardante vis-à-vis des droits de l’homme, devient une machine à créer du terrorisme et à le justifier, ce qui est un comble.
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Outre les remous de la question kurde qui vont perturber longtemps encore cette vie internationale, la vision, que les Etats-Unis en ont, a pris un tour nouveau, à partir du terrorisme, précisément. Dans le discours présidentiel sur l’état de l’Union, dont Clinton est passé maître, celui-ci a déclaré, le 22 janvier dernier, une mobilisation contre le terrorisme. Peut-être n’y a-t-on pas été assez attentif ? On sait pourtant, depuis longtemps, dès la fin de la Deuxième guerre mondiale, que l’Amérique, pour cimenter son union et se mobiliser, a besoin d’un ennemi. Après la fin de la guerre froide et l’effondrement du communisme, elle s’est sentie » en manque « , à cet égard. Le Président lui offre une forte dose en annonçant qu’un terrorisme utilisant les armes de destruction massive, nucléaires, biologiques et chimiques, le » WMD-Terrorism « , est hautement probable au XXI° siècle et sera une menace directe pour les Etats-Unis. Au point que le Président en fait un événement impliquant chacun et envisage de créer un commandement militaire intérieur, comme il en existe, à l’extérieur, trois ou quatre, de l’Atlantique au Pacifique. Voilà de quoi secouer aux tripes le citoyen américain, dans une union sacrée contre un terrorisme qui voudrait débarquer » at home « . D’où les suggestions déjà faites aux partenaires d’une » OTAN new-look « , qui seraient enrôlés dans une lutte » globale » contre ce terrorisme diabolique et déchaîné. Avec un tel ennemi et une telle alliance, on imagine jusqu’où le délire à sens unique peut aller.
A chacun son terrorisme et mieux encore, celui qu’il fabrique lui-même pour placer à sa main ses citoyens, unis contre la menace. C.Q.F.D… Avec moins de cynisme, que les partenaires de l’hyper-puissance s’appliquent donc à démontrer que le terrorisme a toujours une cause évidente et que la première parade à lui opposer est de mettre fin aux dénis de justice qui perdurent, suscitant des luttes désespérées que les Etats se refusent à entendre.
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Jérusalem : l’évidente fatalité.
Samedi 2 janvier 1999
MEDI. I n°562
Jérusalem : l’évidente fatalité. Ville dont l’éternité n’a cessé de se heurter à son destin précaire. Que de remparts dressés puis abattus ! Que d’actes de foi, mobilisant l’élan des cœurs, jusqu’au plus tragique ! Le deuxième millénaire s’achève, n’ayant ajouté, à la foisonnante chronique, aucune sérénité. Exprimer le sentiment qu’une évidente fatalité, propre aux temps présents, s’empare du sort de Jérusalem, ne relève pas d’un choix exercé dans l’intimité de l’âme, mais d’une constatation élémentaire et fugitive des fureurs si familières de l’histoire. Jérusalem, inscrite au Patrimoine mondial en 1981, comme il va de soi et est même superfétatoire, en comparaison d’une antiquité si prestigieuse, a toujours été une ville politique, en dépit des révélations dont elle est réputée être le lieu. Une fois de plus, depuis les années 60, elle est devenue un enjeu dans les luttes féroces de deux Etats en création et qui veulent en faire leur capitale, sinon en la partageant. Les dés roulent inexorablement en faveur d’Israël, dont la résolution messianique ne s’est pas démentie et qui a proclamé, en 1951, Jérusalem capitale de l’Etat hébreu, comme une simple clause de style et, en 1980, capitale éternelle de l’Etat. Cette opiniâtreté ne se démentira pas et seule une force adverse dirimante pourrait s’y opposer.
Or, elle est adossée au concours des Etats-Unis, qui lui est totalement disponible, puisant lui-même sa propre détermination dans les réactions de son opinion publique et l’action de groupes de pression. C’est de justesse que fut évité (provisoirement) le transfert de l’Ambassade des Etats-Unis, en 1995, de Tel-Aviv à Jérusalem, alors que la communauté internationale n’a jamais reconnu celle-ci comme capitale de l’Etat d’Israël. La politique de colonisation, menée jusqu’à la fin même du XXe siècle par cet Etat, n’a jamais été dénoncée par Washington. Mieux, des encouragements multiples ont nourri ces implantations. Parallèlement, le surarmement d’Israël sur tous les plans est allé de pair avec la protection de la force armée américaine au Proche-Orient, qui lui est acquise en tous temps.
Les avatars des accords d’Oslo, sans évoquer Wye Plantation, dont les arrangements ont tourné à la farce, ont démontré que les Etats-Unis étaient incapables d’exercer le moindre arbitrage entre les Israéliens et les Palestiniens, à supposer qu’ils le désirent. Le grignotage de Jérusalem-Est, son encerclement – tâches quotidiennes du gouvernement israélien – révèlent assez que la passivité de l’allié américain est de pure connivence. Aucune initiative, prise par Tel-Aviv, n’aura convaincu Washington que celle-ci mettrait en péril même ses intérêts au Moyen-Orient. Bien au contraire. Plus Israël aura développé une logique de guerre, dans son environnement, pour atteindre les finalités ambitieuses de la construction d’un Etat, et plus les Etats arabes voisins se seront placés dans une dépendance, une servitude volontaires, à la discrétion des Etats-Unis. Ceux-ci, débarrassés, depuis 1990, de leur compétition avec l’Union soviétique, n’ont plus eu le moindre effort à faire pour ranger à leur influence des Etats fragilisés par leurs défauts et leurs excès. L’intégrisme et le terrorisme, grondant dans leurs plèbes et leurs opinions publiques si malmenées, s’enflent à proportion de l’alignement des Etats sur la puissance américaine. Celle-ci ne répugne même pas à manipuler directement la subversion religieuse et politique, ainsi qu’elle s’y est employée en Afghanistan. Comme si son rôle devait s’analyser non en un règlement des crises, mais en une utilisation de celles-ci pour rendre ses Etats-clients encore plus souples et apeurés.
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Que faudrait-il, dans l’état présent du Proche-Orient et du Moyen-Orient, pour que l’évidente fatalité qui pèse sur le destin politique (et par conséquent, religieux) de Jérusalem n’accélère son emprise ?
1°/ Il faudrait que la chrétienté ait aussi conscience des dangers qu’elle court dans des lieux auxquels elle est attachée pour leur valeur symbolique. Orthodoxes, protestants, catholiques, si souvent en concurrence à Jérusalem d’ailleurs, à force de se montrer conciliants, sont devenus insignifiants devant la poussée israélienne sur cette ville. Les Etats-Unis eux-mêmes, phare de l’Occident chrétien, ont renoncé à produire le moindre éclat dès lors qu’ils ont délibérément choisi d’appuyer, les premiers, la totalité des revendications israéliennes.
2°/ Il faudrait que le monde musulman et le monde arabe, en leur centre même, fassent preuve d’une détermination et d’une solidarité qui n’auront été que verbales, au cours de ces dernières années, qui ont été si importantes cependant pour la dévolution de Jérusalem. Quelles pressions seraient-ils résolus à exercer sur la superpuissance pour enfin compter à ses yeux ? Mettront-ils ses intérêts en cause pour faire respecter les leurs ? Personne ne le croit, et d’abord eux-mêmes.
3°/ Il faudrait –hypothèse encore plus fragile – que la communauté internationale, s’exprimant par le truchement des Nations-Unies, s’émeuve au point d’exercer une pression décisive sur Israël et les Etats-Unis, et impose, pour Jérusalem, un statut spécial. Au stade actuel, l’irréalisme serait total. En mineur, on peut espérer que l’Union européenne ait une résolution suffisante pour exiger toute sa place dans les négociations de paix entre Israël et la Palestine, dont elle a été exclue avec l’efficacité constatée ces dernières années. On ne l’imagine pas capable, aujourd’hui, de jouer au Proche-Orient le rôle tenu naguère par l’URSS, désormais défunte.
C’est ainsi qu’en moins d’un demi-siècle, alors que rien n’était joué, la fatalité de la dévolution de Jérusalem s’est tissée de plus en plus serrée, au point que cette fatalité est devenue évidente à tous. Certains se consoleront de leur déconvenue ou de leur chagrin, en soulignant que l’histoire ne se fixe jamais, a fortiori sur Jérusalem, et qu’il faut, par conséquent, attendre du futur, même lointain, quelque équité. Voire !
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Chroniques 1998
Pour lire les chroniques de l’année précédente voir chroniques 1997
Se rend-il compte ?
Se rend-il compte ? Lui, le Président Clinton. Quand il fut élu au poste suprême, pour la première fois, en 1992, j’avais alors intitulé cette chronique : Edgar Faure à la Maison Blanche « , rendant hommage ainsi à sa ductilité et à ses vertus politiciennes. Ce rapprochement ne disait évidemment rien aux Américains, si cette allusion, faite par un vermisseau, avait eu la moindre chance de frapper leur comprenette.
Voilà qu’il serait revenu, dit-on, en cette fin de semaine, dans » l’Orient compliqué « , personnage toujours aussi invertébré, au point qu’on doit douter de sa présence et de ses effets. Que peut-il bien y rechercher ? Le respect des accords de Wye Plantation, déjà si peu respectables ? Veut-il donner à son opinion publique la certitude qu’il n’imposera nulle peine même légère aux extrémistes de Tel Aviv et de Jérusalem ? Tout en semblant tisser la toile d’une médiation dont son inconséquence plastique a, depuis longtemps, rompu la trame. Va-t-il, aux uns et aux autres, démontrer qu’il est grand temps d’oublier la logique de guerre et de cultiver celle de la paix, dont les surprises heureuses formeraient une vraie moisson ? Cela supposerait que cet homme si doué ait aussi le sentiment de la dignité d’autrui comme l’immense orgueil de se classer dans ce domaine réservé aux plus rares ? Car voilà bien le but ouvertement assigné, à son pays, que la divinité aurait missionné, et à son Président, si évanescent jusqu’ici.
Le siècle, probablement le plus barbare que l’humanité ait connu, s’achève. Elle aura payé un énorme tribut par l’esclavage, l’élimination physique, la contrainte et l’exploitation politique et économique, les colonialismes et les régimes totalitaires, les populations déplacées et niées. On vient de fêter le cinquantième anniversaire de la déclaration des droits de l’homme, si tardive et si proche de nous. Les pères nobles ont confabulé, les voies enrouées, sur cet espoir d’une mutation, depuis la fureur déchaînée jusqu’à une compassion moins timide que la violette, désormais. Et pourtant, que voit-on, souligné par la présence du Président américain ?
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Que sur ces lieux d’histoire, si exigus et si disputés, peuplés aussi de tous les fantômes et messages des religions exaltant l’unicité divine, les exactions et les iniquités s’y perpétuent , en modèle réduit mais en intensité équivalente. Israël, qui fut tant d’espérances après tant de souffrances, en est venu, par quels enchaînements maléfiques, à infliger aux Palestiniens les iniquités subies naguère par son propre peuple ? C’est à l’honneur de Shimon Perès, d’Yitzhak Rabin et de tant d’autres de s’être dressés, après avoir compris que la dignité du pays l’exigeait, pour imposer la paix et ses vertus, incomparables à celles de la force. C’est à l’honneur d’une part grandissante de l’opinion publique, en Israël et au dehors, de ne pas accepter cette duplication d’un passé détestable.
Alors que vient faire ce Président, d’un pays si puissant, dont l’histoire internationale recense avec quelque stupeur, sur moins de deux siècles, les excès à peine dissimulés ? Que vient-il faire sinon démontrer son incapacité d’arbitrer –on ne le sait que trop- et le choix qu’il a fait, pour les raisons de sa politique intérieure, d’encourager les dérives d’un gouvernement israélien sans perspective historique et morale ? Le responsable de ces populations déplacées, spoliées, enfermées dans les barrières d’un droit et d’un ordre insoutenables, n’est-ce pas lui, Clinton, aveugle et vain ? Aveugle du futur, et vain auteur de négociation truquées ? Comment peut-il penser fonder la gloire de son pays et la sienne propre, sur l’affirmative d’un système politico-militaire (l’OTAN) qui échapperait au moindre contrôle et ne supporterait aucune limitation ? Ou encore sur le refus de toute juridiction pénale internationale parce qu’il faudrait rendre compte de ce qu’on a fait ou surtout commis ? Ou même sur le refus de mettre hors la loi les mines antipersonnel. Comme de se plier à l’aval du Conseil de Sécurité ?
Cette semaine, le Secrétaire général des Nations-Unies, Kofi Annan, devant l’Assemblée Nationale, à Paris, a plaidé en faveur d’un » futur ordre international « , dont l’Organisation serait garante, d’un système de règles pour juger objectivement des actions des Etats et de leurs dirigeants, d’un effort pour éviter » un monde tristement homogène « , dans la fureur et les partages d’influence. » Le dénuement et les violations répétées des droits fondamentaux nourrissent le fanatisme, le nationalisme et le terrorisme, qui sont souvent le ferment des conflits » a-t-il ajouté. Pour le futur, nous n’obtiendrons rien avec un outil conçu il y a cinquante ans, dans des circonstances totalement différentes, a conclu, d’une voix tranquille, le Secrétaire Général.
Mais Clinton, avec son voyage au Proche-Orient, appartient tragiquement au passé, furieusement au passé, devenu subitement anachronique.
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Entre Sainte-Alliance et Empire.
Samedi 5 décembre 1998
MEDI. I n°558
Entre Sainte-Alliance et Empire : deux évidences dont l’ombre s’étend sur les dernières semaines de cette année. La Sainte-Alliance, c’est le désir d’hégémonie qui pousse les Américains à manipuler et fortifier l’OTAN, à leur totale disposition. En 1815, les souverains européens avaient tenté ce pacte de stabilité contre les peuples et pour l’ordre social de ce temps. Il dura cinq ans. L’Empire c’est la tentation allemande, verte et rose aujourd’hui, d’affirmer une volonté efficace pour régenter son voisinage. Deux réalités comme deux inconvénients que, avec ou sans cohabitation, la France ne pourra éviter. Ses dirigeants, certes ni naïfs ni complaisants, auront besoin d’une détermination constante.
La » Sainte-Alliance » : en avril 1999, les pays membres de l’Alliance atlantique doivent célébrer le 50° anniversaire du traité fondateur de l’Organisation. Cinq mois pour convaincre Washington qu’il ne peut décider seul de la structure et de l’étendue de l’OTAN, demain. Jusqu’ici, l’allié américain est frappé de surdité et suffisance. La raison d’être de l’Organisation –le péril soviétique- a disparu. L’instrument demeure, totalement en mains américaines, qui souhaitent se délier, en outre, de toute condition internationale, dans une zone d’intervention quasi illimitée, aux confins planétaires de leurs intérêts. L’Europe politique aura-t-elle quelque poids ou assez d’obstination pour éviter cette extension indéfinie des capacités américaines ? Nos parlements feraient bien, sans tarder, d’organiser leur résistance et d’épauler nos gouvernements. Construire l’Europe, c’est aussi assurer sa défense et d’abord ne pas accepter d’en remettre le soin à une puissance extérieure, même amicale. La France, en 1995, avait manifesté la volonté de contrôler l’OTAN, de l’intérieur, en rejoignant ses multiples mécanismes. Son fiasco fut total et totale aussi la volonté américaine de ne rien céder d’un pouvoir absolu, qui entend même se dispenser de l’intervention du Conseil de sécurité des Nations Unies. Les objections européennes sont certes nombreuses, allant même jusqu’à revoir la doctrine de l’emploi des moyens nucléaires (cf. l’Allemagne). Mais les Etats-Unis exigent déjà que tout document de l’Union européenne leur soit préalablement soumis, avant son Sommet de Cologne, au prochain printemps. Quelle servitude !
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L’intégrisme renforcé de la Sainte-Alliance du parrain américain se manifeste alors que le jeune cousin européen, l’Allemagne, s’essaie à rêver, lui aussi, de puissance. La tentation d’Empire ne surprend pas. Elle a déjà eu le sacre (tragique) de l’Histoire. Mais la nouvelle équipe n’a pas de complexe, l’Allemagne en ayant beaucoup perdu, ces derniers temps. Quelques jours après la rencontre franco-allemande de Potsdam, il apparaît que, malgré les sourires lumineux et les mains chaleureusement étreintes, l’accord ne s’est fait sur rien, alors que Bonn/Berlin va prendre la Présidence de l’Union, pour les six prochains mois. L’incompatibilité des points de vue sur les dossiers de fond est soulignée, évidemment, par la presse étrangère, avec plus de réalisme que les médias franco-allemands.
M. Schröder, captivé par sa propre magie à effacer toute difficulté sur son chemin, ne doute pas, en dépit des facéties de sa coalition rose et verte, si probables, qu’il doit faire de l’Europe une dépendance de l’Allemagne. Des instituts très savants lui indiquent la méthode et reçoivent les encouragements nécessaires. Cela n’a rien à voir, bien sûr, avec la confection, pour mars prochain, du fameux Agenda 2000 qui doit ajuster les programmes de l’Europe à 15/20 membres ; ou encore avec la politique nucléaire et la politique agricole. L’Europe a majorité sociale-démocrate, soucieuse d’emploi et de mieux-être, sera – n’en doutons pas – traversée de bien d’autres ambitions.
Ainsi celle de Tony Blair, qui, sur les perspectives d’une défense commune européenne, exécute un temporaire et époustouflante numéro de funambule, entre sa loyauté transatlantique et son amour soudain pour tenir un grand pied, en Europe. Espérons que le Sommet franco-britannique, cette semaine à Saint-Malo, aura révélé que le spectacle n’est pas truqué. Les Américains seraient fort mécontents qu’il ne le soit pas…
Mais cette Europe, momie tout empaquetée de bandelettes transatlantiques, sait-elle même ce qui se passe au Kosovo ? La France vient de constituer une force pour la protection des 2.000 observateurs qui s’y installent. Pourquoi ? » Clinton a trahi le Kosovo » écrit Bob Dole, qui fut son adversaire républicain à l’élection présidentielle de 1996. Heureux cet homme, mieux informé que nous.
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Afrique-France : l’essentiel.
Samedi 28 novembre 1998
MEDI. I n°557
Afrique-France : l’essentiel. Je ne suis pas sûr que la XX° conférence des chefs d’Etat d’Afrique et de France reçoive, de l’opinion, toute la considération qu’elle mérite. Par le faste du lieu choisi, par le nombre des participants, tout aura été impressionnant. Le musée du Louvre (et ses nouvelles salles du Carrousel) a abrité l’auguste réunion des chefs d’Etat. Voulu dès 1973, par le Président Georges Pompidou, Léopold Sédar Senghor et Hamani Diori, le cénacle s’est fortifié et s’est élargi. L’Afrique entière aura été présente à ce sommet . Tous les pays africains ont été invités, sauf la Libye et le Soudan, » pays sous sanctions » téléguidées par Washington, et la malheureuse Somalie, dénuée de tout, même d’un gouvernement. Au dernier sommet, tenu à Ouagadougou en 1996, les chefs d’Etat étaient une vingtaine. Du 26 au 28 novembre, ils ont été plus d’une trentaine. Sur le thème de » la sécurité et de la paix en Afrique » la manifestation a dépassé les limites traditionnelles et éprouvées d’une francophonie qui ne s’est guère démentie.
Le sujet et la conjoncture ont ainsi rassemblé les lusophones, les hispanophones, les anglophones avec les francophones. Les pays, où les troubles sont endémiques, où les guerres perdurent, auront été représentés. Le Secrétaire général de l’OUA, déjà présent à Ouagadougou, fut à Paris aussi. Et celui de l’ONU, Kofi Annan, de nationalité ghanéenne, n’a pas manqué cette réunion. Des Seychelles, de Maurice et des Comores à Sao Tome, de la Tunisie à l’Afrique du Sud, chacun aura pu exprimer les angoisses du temps présent et les conditions d’un futur mieux ordonné, en dépit des découpages hérités de la période coloniale. Le Président gabonais Omar Bongo, quoique représenté, aura boudé le sommet, piqué par quelques remarques de socialistes français, ayant le souci de sa propre réélection et jugeant que le Commonwealth des anglophones ne renvoyait pas l’ascenseur. Il aura préalablement interpellé Boutros Boutros-Ghali, Secrétaire général de la francophonie, pour n’avoir pas assez veillé à la marée des documents, en anglais, montant dans les Conférences internationales. La conviction et l’acharnement sont, en effet, indispensables ici et d’abord ceux des participants les plus impliqués : les Français.
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Evidemment, il faudra bien quelques mois avant de mesurer les effets d’un tel rassemblement. D’abord ceux des contacts établis à Paris entre divers belligérants, cherchant à se flouer ou à s’entendre mieux à l’incitation de leurs voisins, dont l’inquiétude est meilleure conseillère que l’intransigeance. On peut penser que Blaise Compaoré, qui vient d’être réélu, pour sept ans, Président du Burkina Faso et qui est Président de l’Organisation de l’Unité africaine, aura été écouté à la mesure du crédit international dont il dispose, en Afrique et au dehors. Peut-être sa médiation entre l’Erythrée et l’Ethiopie triomphera-t-elle ? Peut-être persuadera-t-il les organisations sous-régionales de leur rôle dans le maintien de la paix ? Ainsi la CEDEAO (la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) pourrait affirmer davantage ses premiers succès de médiation en Guinée Bissau et au Libéria. L’ ECOMOG, la force Ouest-africaine de paix, ne s’est pas montrée sans utilité, sur le terrain. Des projets d’assistance technique militaire sont à l’étude, pour permettre aux Etats africains, sous leur responsabilité conjuguée, de résoudre les conflits et de rétablir le calme. Une vaste conférence sur la paix, dans la zone des Grands Lacs, se constituera-t-elle, au nom d’un réalisme qu’il faudra finalement honorer ?
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L’Afrique doit prendre ses affaires en main, alors même que l’accablent des ambitions intérieures et extérieures, que l’influence directe d’Etats importants, loin d’être désintéressée, ne s’est pas découragée, alors que la famine, la drogue, le sida déciment de malheureuses populations pour lesquelles la mondialisation apparaît comme une noce cruelle. Ce sommet France-Afrique, le XX° rappelons-le, marque la fin des politiques d’ingérence, le début d’une solidarité réaliste, propre à combattre l’indifférence, si prompte à s’étendre sur le grand désarroi africain.
Voici que se négocie, avec l’Union européenne, la prochaine Convention de Lomé. Cette même Union a confirmé que la naissance de l’Euro n’aurait pas d’incidence sur le Franc CFA, dont le Trésor français assurera la stabilité. Les Africains devraient se soucier aussi des tournants que l’Union se prépare à prendre : organisation d’une défense européenne, (articulée par la Grande-Bretagne), mise en question de la stratégie atomique de l’OTAN (annoncée par l’Allemagne, en même temps que celle de la politique monétaire suivie jusqu’ici). En un mot, la globalisation est devenue insupportable au bon sens. Les relations transatlantiques subiront, par conséquent, les effets de cette mutation. A Paris, les chefs d’Etats africains auront-ils deviné ce futur, dans lequel il n’est pas vain pour eux de vouloir s’inscrire ?
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» A quoi ça rime ? «
Samedi 21 novembre 1998
MEDI. I n°556
A quoi ça rime ? Ou, pour un sujet qui mérite toute considération : » à quoi cela rime-t-il ? « . S’agissant de la politique extérieure américaine, cette interrogation devient de plus en plus légitime. Déjà, en octobre dernier, au Kosovo et à Wye Plantation, les » victoires » de Clinton, engluées d’improvisations et privées de perspectives –on le constate tout de suite- ont davantage dû à la publicité qu’à la réalité. Ici, l’acteur principal tente de ne prendre aucun engagement. Et là, l’acteur principal est enfin obligé de se mouiller ; le moins possible. Deux semaines passent ; en novembre, c’est l’Irak qui met à nouveau à l’épreuve les ambiguïtés ou les incohérences de l’ordre américain.
La presse Outre-atlantique n’est pas tendre depuis qu’elle fut informée, samedi dernier, que le Président avait différé la mission de bombardements massifs sur l’Irak, alors que les avions volaient vers leur cible. Côté victoire, le Président aurait pris Saddam Hussein à son propre jeu, qui l’a mené à capituler totalement, à minuit moins une minute. S’il ne tient pas ses engagements, il sera frappé à l’improviste et sans consultation ou accord international. Superbe, n’est-ce pas ? Côté chagrin, le Président s’est fait avoir : Ses inspecteurs à la botte (l’UNSCOM) ne trouveront rien, parce qu’ils ont déjà tout trouvé et il faudra, par conséquent, lever le blocus qui accable depuis sept ans la population irakienne, tout en renforçant Saddam Hussein. A ces pessimistes, le Président a répondu qu’il allait plus activement chercher à démolir ce » nouvel Hitler « , puisqu’on ne compte plus les tentatives infructueuses de la CIA. La cuisine idoine est déjà sur la table : » o tempora ! o mores ! » internationaux. C’est la nouvelle donne ! A quoi bon : » L’occasion se présentait d’abattre Saddam et Clinton l’a laissé passer « . Mais l’essentiel est de maintenir l’embargo, écrit un autre, aussi la prochaine fois il faudra encore menacer puis suspendre les frappes aériennes. N’est-ce pas la politique souhaitée par Wall Street ?
Par-delà ces perles somptueuses, dont l’éclat n’atteint jamais les misères humaines, il faut bien essayer de discerner les données qui, sous le fatras des propagandes, régissent le Moyen-Orient. Déjà, écoutons ce qui se dit là-bas, et jusque chez nous.
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Qui est responsable de la nouvelle crise dans le Golfe ? Evidemment, le dictateur irakien Saddam Hussein. Mais pas un mot sur les intérêts des compagnies pétrolières anglo-américaines, leurs propagandes. Silence sur le terrorisme de haute technologie, d’une puissance sans équivalent dans le monde, s’exerçant sur des populations livrées à sa fantaisie. En 1991, la guerre contre l’Irak, menée par les Etats-Unis et leurs alliés (y compris arabes) violait la Charte des Nations Unies. Le Koweit » libéré » est devenu protectorat américain. L’Irak a régressé sur tous les plans ; 800.000 enfants y sont morts. L’UNSCOM, mission d’inspection, après 7 années d’exercice, n’a rien trouvé de ces affreuses armes secrètes. Depuis février 1998, elle avait reçu des Etats-Unis l’instruction avisée de ne plus chercher la rupture, afin que la levée de l’embargo se fasse attendre le plus longtemps possible. Cette mission onusienne collaborait d’ailleurs avec les services secrets israéliens. Après la disparition de l’URSS, il fallait aux Américains un ennemi de substitution, qui leur permette de contrôler tout le Golfe pétrolier et d’assurer la suprématie militaire d’Israël sur le Proche-Orient. Saddam et Clinton sont des « ennemis complémentaires « . L’extrémisme américain renforce le courant intégriste musulman, quand il ne l’alimente pas directement. Ici, on bafoue l’ordre international depuis un demi-siècle ; avec l’appui inconditionnel des Etats-Unis, le colonialisme le plus féroce s’exerce sur les Palestiniens. Là, on rêve d’instaurer, dans le monde musulman, un ordre totalitaire. L’opinion publique musulmane dérive vers cet extrémisme, faute d’apercevoir la légitimité des » droits » des Etats-Unis et d’Israël. La volonté de puissance des uns et de l’autre est telle qu’elle règne aux dépens des Arabes, dont les Etats autoritaires ont démontré leur incapacité à se gouverner eux-mêmes, démocratiquement.
Que conclure de ces arguments irréfutables, bien connus et très sciemment négligés ? Qu’avec ou sans Saddam, l’Irak doit être réintégré dans une communauté internationale, dont le » deux poids, deux mesures » ne soit plus la règle d’action non écrite, mais implacable. Sinon, à quoi rime le ballet de la mort téléguidée, spectacle qui n’illustrera guère la morale internationale, mais certes le cynisme des intérêts, aiguisés par la volonté de puissance. Audacieuse représentation dont il est urgent et honorable de dénoncer la perversité.
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Vieilles lunes et pensées uniques.
Samedi 14 novembre 1998
MEDI. I n°555
Vieilles lunes et pensées uniques : Nous sommes plus riches qu’il ne semble. Plusieurs pensées uniques nous dictent, en effet, leurs impératifs. Malheureusement elles illustrent de très vieilles lunes, ayant perdu tout éclat. Ainsi les voix officielles de nos Etats courent après la conviction et l’enthousiasme.
Le 80° anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918 vient de le démontrer, jusqu’à la caricature. Depuis tant d’années, les faits sont archi-connus ; les chiffres du massacre sont accablants ; la tragédie nationale d’une glorieuse et détestable hécatombe pèse toujours sur le purgatoire des vies gâchées. Préméditant, dès le début de cette année, de renouveler l’exercice commémoratif, le Premier ministre n’avait pas trouvé le temps d’en informer le Président de la République. C’est fâcheux, pour les deux intéressés. L’étalage de discordances sur l’usage à faire des épreuves de la patrie, la collectivité anonyme s’en serait bien passée. Ce réchauffé d’histoire est indécent et nauséabond.
Bien que se tenant dans l’empyrée du paradis médiatique, les jeunes, dont les adultes ont vaguement la charge, en savent de moins en moins, de l’histoire, de la vertu, du courage et de la déraison des hommes. Les sondages sur le 11 novembre, dopé cette année de quelques incidents, révèlent une ignorance consternante. Au pays du vin, on enfutaille désormais bien mal le savoir. Quand les générations montantes se seront débarrassées des oripeaux du passé, quand des historiens experts en montages préfabriqués auront balisé la route du moindre effort, peut-être s’établira l’extrême jubilation de se croire libre, dans les parcs payants de la pensée dominante. Mais le combat pour l’irrépressible liberté sera perdu pour longtemps.
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Commencée en 1914, une guerre de trente ans s’est close en 1945, dépouillant l’Europe des attributs de sa puissance. En s’y prenant à deux fois, et sans jamais trop se hâter, les Etats-Unis se sont installés sur des positions inexpugnables, sans cesse renforcées depuis 1945. Voilà pour leur perspective, si souveraine qu’il leur sied de faire croire qu’elle fut tracée par la volonté divine. Rendue en 1998, l’Europe, prototype de la servitude volontaire, n’est pas encore sortie de la mémoire des épreuves qu’elle a subies venant, tour à tour ou simultanément, du nazisme et du communisme, doctrines et régimes totalitaires ayant en commun sans conteste l’utilisation et la privation de la liberté d’autrui. Des bataillons de compagnons de route s’efforcent d’éviter la mise en parallèle de ces deux hérésies, attentatoires à la dignité du libre arbitre. Les uns cherchent l’oubli total. Les autres tordent l’histoire jusqu’à ce qu’elle se montre complaisante. Le vrai ne pourrait-il se réfugier que dans l’émiettement des consciences de citoyens indistincts ?
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Ceux de l’Europe, à peine délivrés des grands troubles du passé, abordent les prochaines années, avec humilité et sans jactance. Le montage, qui s’affirme et dont les échéances approchent, d’une monnaie unique alors que ni la défense ni la politique extérieure communes ne sont encore cristallisées, est proprement stupéfiant. Tels en dénoncent les dangers, au nom des prérogatives régaliennes des Etats, si inconsidérément utilisées, pourtant. D’autres décrivent l’urgente nécessité de cet instrument pour assurer la pérennité et le développement du patrimoine économique et de l’emploi. Agir ou subir ? Voici le choix des peuples européens regroupés. Les deux dernières années du siècle sont pour eux exceptionnelles, parce qu’ils peuvent apparemment tout tenter et d’abord échapper aux vieilles lunes d’un libéralisme orienté depuis Washington et à son profit exclusif. Echapper à la pensée unique, qui s’analyse en un conformisme dévoué aux intérêts de la puissance dominante. Après l’ordre bipolaire des années 60 est venu l’ordre sans partage des années 80 et 90. Maintenant, dans le grand désarrimage de l’économie mondiale, l’action de chaque jour incombe aux plus audacieux, aux plus résolus, aux plus passionnés de leur liberté. A ceux qui cherchent, tentent et gagnent.
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Puissance et archaïsme.
Samedi 7 novembre 1998
MEDI. I n°554
Puissance et archaïsme : de cette fatale union, le mois de novembre va donner deux exemples frappants. Déjà, les élections américaines, à » mi-bail » du mandat présidentiel. Bientôt, avec la 4° conférence de la convention internationale sur le changement climatique, à Buenos Aires. On peut se persuader, sans se fourvoyer, que le nouveau millénaire va renouveler les attitudes de la collectivité. Mais on mesure présentement tout le poids du passé qu’elle traîne avec elle.
Ainsi de l’édifice de la doyenne des démocraties. Le mardi 3 novembre, apparemment secouée par les désinvoltures et privautés de son dernier Président, elle déroutait tout pronostic électoral. Or, elle fut conforme à ses habitudes, bonnes ou mauvaises. Chaque électeur a donné la priorité à son modeste horizon et s’est persuadé de l’excellence de son jugement. A ceci près que le nombre des abstentions est si considérable qu’aucune autre démocratie ne pourrait résister à une telle déclaration d’indifférence ou d’hostilité. Depuis plus de vingt ans, la participation électorale oscille entre 36 et 40%. Bien maigre adhésion apportée à un régime si exalté et chéri, par ailleurs. L’organisation des élections dépend des Etats fédérés. D’où l’extrême diversité et d’où la nonchalance à inscrire les citoyens sur la liste électorale. Faute de les connaître tous, le taux de la participation électorale est forcément bien plus faible qu’il n’est annoncé. Il paraît que la vigilance se serait renforcée depuis quelques lustres.
Plus évident encore est l’archaïsme de l’élection présidentielle, enchâssée dans un système de » grands électeurs « , élus de façon très folklorique par les partis, en leur propre sein. En 1969, la Chambre des représentants, à une très forte majorité, avait voté un texte prévoyant l’élection du Président au suffrage universel direct, où il aurait dû obtenir au minimum 40% des voix. Le Sénat avait repoussé ce texte. En 1977 et en 1979, sans succès, le Président Carter avait tenté d’obtenir cette modernisation d’un système d’élection présidentielle, financé de l’extérieur comme de l’intérieur, dans des conditions abracadabrantes, par lesquelles M. Clinton s’est d’ailleurs englué. Les habitudes, la tradition ont bon dos.
Mais le bon exemple en prend un coup. La victime expiatoire sera l’autorité présidentielle, contestée ouvertement par les Etats fédérés. La crise ouverte ne se résorbera pas miraculeusement, sauf si l’archaïsme du fonctionnement de cette démocratie était hardiment combattu. Cela est plus important que de supputer les conséquences du maintien, désormais probable, de Clinton jusqu’au terme de son mandat. Résumons-les quant à l’Europe : Pour l’Amérique, rien ne doit être fait en Europe, en matière de sécurité, qui ne passe par elle, exclusivement, qu’importent les crises. Quant à l’OTAN, aussi inadaptée que soit cette organisation, elle entend affirmer sa capacité unique à assurer la sécurité de l’Europe. Tout est dit, ici, sur l’archaïsme et l’exercice de la puissance.
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Si l’on se tourne vers l’environnement, devenu le cas de force majeure, typique de nos temps modernes, on constate que de Rio à Kyoto, de 1992 à 1997, des conférences célèbres et décevantes auront du moins démontré que plus la puissance est excessive, plus elle se révèle rétrograde ou désinvolte pour le respect de l’environnement. Dans l’Empire soviétique, si hermétiquement clos, des libertés inouïes avaient été prises vis-à-vis des élémentaires mesures de sauvegarde. Les Etats successeurs ne peuvent cacher ces crimes contre la nature et ses habitants. Ils excipent maintenant de leur incapacité à redresser les atteintes portées à l’univers commun. Mais l’attitude des Etats-Unis n’est pas plus reluisante : cette très puissante démocratie, si brillante en technologies, accrochée à ses intérêts économiques immédiats, n’a pas la moindre intention de moderniser son système de captation et de pollution de l’environnement. Ce fut le même conservatisme étroit et égoïste pour les mines antipersonnel, et la Cour criminelle internationale à Rome, cette année. Décidément, qu’il est difficile d’avoir la puissance et d’être l’aile marchante du progrès ! A Fontainebleau, mardi dernier, le Président de la République française a déclaré devant l’Union internationale pour la conservation de la nature, créée voici 50 ans : » Ne pas agir aujourd’hui condamnerait nos enfants à vivre dans un monde défiguré, où les risques de confrontation pour des ressources raréfiées seraient de plus en plus grands. Il en va de l’environnement comme de l’économie : le moment est venu de civiliser la mondialisation « . Et de proposer une Autorité mondiale de l’environnement, préparée par le » Programme des Nations Unies pour l’Environnement « . Voilà qui fera plaisir aux Etats qui, face aux pollutions, ont » une conception dépassée de leur souveraineté « . On les distinguera mieux encore à Buenos Aires, dans quelques jours.
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L’ Afrique et ses démons.
31 octobre 1998
MEDI. I n°553
L’Afrique et ses démons : depuis deux ans, pour ne pas remonter trop loin, ils se déchirent sur la totalité du continent. Les sages y sont pourtant nombreux, mais les tourbillons de la déraison les dispersent comme des pailles inutiles. Il me souvient, avec d’autant plus de découragement, de Diallo Telli, en 1958, à l’aube des indépendances africaines. Déjà à Dakar, il me disait : » L’Afrique est toute entière concernée par cette liberté ; vous verrez immédiatement son ardeur et son unité, au-delà de sa partie occidentale. Merveilleuse solidarité des hommes et de leurs sols ! » J’ai fait semblant de le croire et lui de me convaincre. Jeune magistrat, il devint très vite le Secrétaire général de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), tenace et volontaire. Il termina bientôt sa vie dans la sinistre détention du Camp Boiro, où l’avait condamné son compatriote Sékou Touré, tyran de la Guinée. Notre amitié s’interrompit ainsi, dans ce naufrage de déceptions, emportées par la tempête.
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Diallo Telli a disparu en 1977, à 52 ans. Ses enfants sont devenus adultes. Son pays est toujours aussi misérable, voué aux régimes autoritaires, pour parler modérément. Plus que jamais, l’Afrique est devenue une zone centrale de crises que la communauté internationale et ceux qui y comptent traitent par l’indifférence et l’impuissance. J’ai parcouru le rapport annuel de l’Institut international d’études stratégiques, publié à Londres, la semaine dernière. Plus du quart des 44 Etats de l’Afrique subsaharienne est impliqué dans des conflits armés, dont aucune issue ne semble en vue. Des combats majeurs, en 1998, labourent ce continent dans l’insécurité et la souffrance, de l’Erythrée au Sénégal, du Soudan au Nigeria, de la Guinée équatoriale aux Comores, de l’Angola au Congo jusqu’à la région des Grands Lacs. Minorités de toutes sortes affrontent, pour leur survie, les gouvernements. Les deux poids lourds, l’Afrique du Sud et le Nigeria, ne sont pas au meilleur de leur forme, et de leur influence modératrice, on le voit chaque jour. Leurs dépenses de défense sont considérables et leurs exportations d’armements ne sont pas modestes, rejoignant celles de la Chine, de la Russie, de l’Est européen. L’Institut d’études stratégiques n’a guère d’efforts à faire pour discerner d’autre part l’instabilité qui , du Moyen-Orient, a gagné l’Afrique du Nord, où elle se maintient. Cibles civiles, attaques aériennes, constitution de stocks de missiles et de produits nucléaires, 70.000 morts depuis 1992, en Algérie, soixante milliards de dollars d’achats d’armes en 1997, la poudrière est bien approvisionnée de tous côtés et même de l’intérieur, où Israël est parmi les cinq premiers exportateurs d’armes.
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La lecture du » Ramsès 1999 » de l’Institut français des relations internationales (IFRI), paru aussi à l’automne, n’est pas plus réconfortante sur l’Afrique, étudiée avec une minutieuse objectivité : embrasements africains des Grands Lacs à l’Atlantique, retour à l’autoritarisme au Congo-Kinshasa, terreur algérienne et horreur quotidienne au Sud-Soudan, avancée des conflits de l’Afrique équatoriale, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Océan indien. Durant l’ année 1998, la situation s’est considérablement dégradée. Le bourbier d’Afrique équatoriale est plus instable que jamais, de vagues Etats régionaux, comme l’Ouganda ou l’Angola, y prétendant s’imposer. Le voyage africain de Clinton, en mars 1998, n’a été que décevant, pour les Etats visités et les Etats-Unis eux-mêmes, d’abord excessifs puis indécis jusqu’à la paralysie. Le » Ramsès 99 » affirme, avec quelque aplomb, que » la question islamique » a perdu aujourd’hui de son acuité, après avoir été pendant plus de vingt ans au centre du débat sur le Moyen-Orient et le monde arabe. Parallèlement aux enjeux de sécurité et de stabilité, qui intéressent autant l’Afrique que l’Orient, c’est la question de la légitimité des régimes en place que la permanence et la maturation de la contestation islamique poseraient de façon aiguë. Essayons de voir les choses ainsi. Mais retenons alors cette phrase ravageuse d’Amartya Sen, devenu cette année Prix Nobel d’Economie : » Les famines tuent des millions de gens dans divers pays, mais elles ne tuent pas leurs maîtres. Les rois et les présidents, les bureaucrates et les chefs, les officiers et les commandants ne crèvent jamais de faim « . Bienheureuse démocratie qui ferait peser le prix de ce fléau aussi sur les politiciens et les groupes de dirigeants ! Quant au géant africain aux pieds d’argile, l’Afrique du Sud, l’étude minutieuse du » Ramsès 99 » pousse, à sa place douteuse, toute une propagande post-apartheid, déjà.
Faute de revoir les frontières laissées par la colonisation, ce que les Etats africains refusent d’envisager depuis 1963, l’invention de l’année est de » renforcer les capacités africaines de maintien de la paix » (Le Recamp). C’est-à-dire d’apporter à des pays africains, ayant assez de jugeote pour se grouper, la formation et l’équipement militaires pour maintenir la paix civile. Vaste programme et tâche digne de Sisyphe, dans ce continent des tragiques vanités.
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L’Allemagne et nous.
24 octobre 1998
MEDI. I n°552
L’Allemagne et nous : depuis un quart de siècle, de loin en loin, j’ai consacré à l’Allemagne quelques analyses. Intitulées précisément » de l’Allemagne « , en mémoire de Mme de Staël, dont l’ouvrage fut imprimé en 1810. J’usais de ma liberté favorite en exprimant ma conviction sur le destin unitaire de ce qui représenta autrefois une mosaïque d’Etats. Né entre deux guerres mondiales, acteur et victime de la Seconde, ayant occupé plus tard des postes privilégiés pour l’analyse et l’action, je ne me suis jamais départi de cette opinion : l’Allemagne est imperturbable dans la solidarité d’un même peuple. Quand j’ai assisté en 1972 aux Jeux Olympiques, à Munich, et que la foule germanique y clamait sa ferveur à chaque victoire de ses frères de l’Est, j’en doutais moins que jamais : la réunification était inéluctable et proche, en dépit des pronostics courants. En 1973, spectateur des retrouvailles, à Helsinki, des délégués de l’Est et de l’Ouest qui avaient les yeux humides et l’espoir au cœur, je vérifiais que j’avais raison et que les arguties politiques allaient en effet voler en éclats, avant même la chute du mur de Berlin (1989). L’aveuglement des responsables français fut alors spectaculaire.
Peu importe, maintenant. L’Allemagne est désormais de plein exercice, au coeur de l’Europe, délivrée de ses inhibitions politiques et morales, tout autant. Elle présidera en janvier 1999 aux exercices intégrés d’une Union européenne. Trois mois auparavant (le 27 septembre) elle a élu un nouveau Chancelier, succédant à Helmut Kohl qui, seize ans durant, aura préparé et assuré la réunification. Les sociaux-démocrates avaient perdu le pouvoir avec le départ d’Helmut Schmidt. Alliés aux Verts, ils viennent, cette semaine, de signer un accord-programme d’une cinquantaine de pages. Le Ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier est un Vert, portant cravate. Le Ministre des Finances est d’un rose plus soutenu que son Chancelier Gerhard Schröder. Bonheur d’avoir reconquis le pouvoir. Incertitude de ce que celui-ci fera de ses détenteurs. Un des derniers sondages de la campagne législative n’indiquait-il pas que 60% des Allemands ne souhaitaient pas de changements politiques fondamentaux ?
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Est-ce pour tenir compte de cette expression populaire que le programme, déjà mis au point par le Chancelier Schröder et son tout- puissant ministre des Finances et président du SPD Oskar Lafontaine, paraît manquer de substance et d’inspiration ? Il serait inapte à la création d’emplois, au point d’avoir découragé l’homme d’affaires Jost Stollmann, qui lorgnait un grand ministère de l’économie. Deux annonces cependant sont importantes. L’une frappe immédiatement l’opinion : la citoyenneté allemande sera accordée, non seulement en fonction du droit du sang, mais en fonction du lieu de naissance, pour les immigrants des seconde et troisième générations, qui sont plusieurs millions, de Turcs, notamment. Des remous hostiles se sont déjà manifestés. L’autre annonce, aussi vague que glorieuse, est censée être » une ardente obligation » que l’on ne manquera pas d’invoquer sans se hâter de l’appliquer : l’Allemagne fermera toutes ses centrales nucléaires. Cela prendra au moins 20 ans, mais aucun calendrier n’aura été fixé.
Ces deux mesures intéressent la France : la citoyenneté, indirectement. Le refus de l’électricité nucléaire, directement. Refus de la consommer, renoncement à commercialiser ses techniques franco-allemandes, évacuation et traitement des déchets présents et ultérieurs. Comme le partenaire français n’a pas été prévenu, ni a fortiori consulté, il se fait, d’ores et déjà, grand souci. Il peut et doit aussi en prévoir dans le domaine aéronautique et spatial, dans le civil comme le militaire, où des firmes allemandes et anglaises s’agitent, sans grand égard pour leurs correspondantes, en France. Dans l’ordre financier, dès le mois d’août, l’accord entre la Bourse de Londres et celle de Francfort, négocié à l’insu des Français, qu’il a exclus, a été ressenti à Paris avec autant d’irritation que d’inquiétude. La Bourse de Francfort va même assister techniquement celle de Londres, dont les procédures ont bien vieilli. Voilà trois grands domaines, où la fondamentale amitié franco-allemande a été mise à mal par notre partenaire. Qui rappelle que M. Chirac a supprimé le service militaire, sans même prévenir naguère le Chancelier Kohl.
Alors qu’en sera-t-il, dans le cadre de l’Union Européenne, au cours des prochaines semaines, quand seront discutées la politique agricole commune, la contribution de l’Allemagne au budget communautaire, la mise en place de l’Union monétaire ? Si l’on en croit les gazettes, l’entente et la compréhension entre Dominique Strauss-Kahn et Oskar Lafontaine – les ministres des Finances – seraient parfaites. Quels magiciens !
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Géopolitique.
17 octobre 1998
MEDI. I n°551
La géopolitique est vieille comme le monde des humains. Mais le terme et les études qu’il désigne appartiennent au début du XX° siècle. Quoi de plus avisé et naturel, pourtant, que de rechercher les rapports qui unissent les politiques des Etats et les lois de la nature, ces dernières déterminant les autres. Mais cette discipline, dès ses premiers pas, n’a pas eu bonne réputation : les géopoliticiens germaniques ont eu la fâcheuse tendance de devenir les conseillers des dirigeants nazis, d’essayer de justifier la doctrine de » l’espace vital » et de nourrir la propagande hitlérienne. Habituelle » trahison des clercs « , alors que les liens entre la nature, la société et l’Etat sont évidents pour qui se consacre à la géographie politique et ne se laisse pas impressionner par la chronique désordonnée des événements. Depuis quelques années, des annuaires, dictionnaires, tableaux de bord et atlas, fort diffusés, s’efforcent de souligner, au-delà de la futilité, les éléments fondamentaux de la géographie humaine. Encore faut-il les lire, les discuter et espérer qu’ils atteignent les hommes de l’éphémère – le personnel politique – et éclairent leur action.
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Le Général de Gaulle, visionnaire en rupture de la pensée dominante s’il en fut, évoquait avec quelque modestie » la force des choses » qui, inévitablement, s’imposerait aux billevesées et platitudes si soigneusement cultivées. » La force des choses « , décelée et reconnue par le grand homme, nourrissait sa réflexion et justifiait son action. J’ai lu , cette semaine, parce qu’il a bien voulu me l’adresser, l’intervention d’Alain Peyrefitte à la convention de son parti sur l’Europe. Nul n’a été le meilleur témoin, pendant des années, de la distinction que faisait de Gaulle – » la politique étant l’art des réalités « – entre les tactiques dont il usait et les réalités qu’il appuyait sans faillir. » J’ai toujours préconisé l’Union de l’Europe, dit-il à Peyrefitte. Je veux dire des Etats européens. Lisez ce que j’en dis depuis un quart de siècle. Je n’ai pas varié. Je souhaite l’Europe, mais l’Europe des réalités ! C’est-à-dire celle des nations, et des Etats, qui peuvent seuls répondre des nations. » L’Europe, non pas une construction sournoise mais publique. L’Europe, qui ne puisse être détachée de son idée du monde où il est naturel que les peuples soient nationaux ! Une France, capable d’entraîner les autres nations vers la liberté, donc l’indépendance. Le Royaume contre l’Empire, cette vieille obstination de la France, sa géopolitique séculaire. C’est clair comme de l’eau de roche et Peyrefitte est bien justifié à le rappeler.
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Les tendances lourdes dans la politique des Etats (et de leur société) permettent, mieux que d’autres, d’expliquer l’actualité internationale. En Europe, l’alliance entre cet Empire et la région serait une menace contre l’Etat-nation, encouragée de l’extérieur par les Etats-Unis qui favoriseront l’émiettement de ces collectivités historiques ; et, de l’intérieur, par l’Allemagne, promue désormais la plus grande tribu, reprenant son emprise sur l’est européen. Mais face à l’Empire américain, l’opposition viendra moins de l’Europe que de la Chine et de la Russie, vieilles nations capables d’unir leurs impérialismes contre un monde unipolaire s’appuyant sur la victoire, présentement bien compromise, de la mondialisation. Elles rechercheront le concours de toutes les nations que leur vouloir-vivre pousse à demeurer en marge. Dans ces perspectives, la géopolitique de la France est inscrite dans ses frontières, à la fois maritimes et terrestres, entre l’Europe et le monde. Retour vers l’Est de l’Europe, malgré l’écran allemand. En Afrique, au Proche-Orient, en Méditerranée, en Amérique latine, contrer l’excessive présence des Etats-Unis et user des contrepoids d’une francophonie touchant plus de cinquante Etats. Enfin, la politique culturelle est le fondement naturel de notre géopolitique : on le verra bien.
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On dira que je passe maintenant du coq à l’âne. C’est bien le cas de le dire. Notre fâcheuse manie d’user de l’idéologie, pour avoir l’illusion de changer avec éclat la société, vient de placer le gouvernement dans une étrange situation. Les questions qu’il veut traiter avec le fameux PACS, ne relèvent en fait que modifications banales intéressant la fiscalité, la transmission des patrimoines, la réglementation des locations. Pourquoi tout ce foin, alors que de simples circulaires suffiraient bien ? On le sait depuis longtemps, mais on fait semblant de l’ignorer : la fiscalité peut modifier, puissamment ou petitement, les structures de la société, le visage des villes et des campagnes, le sens même des relations sociales. Faut-il se vanter d’avoir donné le PACS au pays, alors qu’il se gratte le menton ? Tout cela est bien bébête ! Mieux valait faire un peu de géopolitique intérieure.
La culture devient peut-être la source centrale de tous les conflits futurs. Des théoriciens l’affirment déjà. Une culture vivante se défend naturellement. L’Europe, par la diversité et la vitalité de ses peuples, devra se hâter d’en donner la preuve.
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Savoir et voir.
10 octobre 1998
MEDI. I n°550
Savoir et voir : durant cette semaine où, dans l’ordre monétaire et économique, comme dans les équilibres édifiés sur les souffrances des peuples balkaniques et orientaux, les charpentes craquent, alors que le Président américain, en perdition, tente quelques diversions, deux banalités ont retenu mon attention. L’une relève du savoir ; l’autre de la vision.
La première est un article d’Henry Kissinger, cet homme d’état qui connut, dans les années 70-80, une vogue internationale. Il aurait pu, à juste titre, s’inscrire dans la succession des Présidents des Etats-Unis, s’il était né là-bas. Mais la Constitution y fait obstacle. Il eût fallu l’amender et il se persuada qu’il n’y parviendrait pas. Alors il se contenta de dispenser ses conseils au monde entier, d’en bien vivre à la mesure de ses talents, et d’agacer les Présidents de son pays par des analyses qu’ils ne réclamaient pas. Il fut un ami, autant qu’on peut l’être en politique. Avec bonne grâce, il avait admis qu’il était plus aisé d’être Secrétaire d’état aux Affaires étrangères d’une superpuissance impériale que ministre d’un pays illustre et si souvent contesté. Cela suffit à notre bonne entente. Il fut, il est resté un passionné de l’histoire moderne, spécialement européenne. Mais le monde entier est son aventure intellectuelle et il n’est pas rare, car les tensions y sont multiples, qu’il publie un article magistral. Ce qu’il fit dans le Los Angeles Times et l’International Herald Tribune, le 5 octobre, sous le titre : » Les remèdes du FMI font plus de mal que de bien « . Exposé clair sur une crise monétaire que » ni les gouvernements ni les économistes n’avaient vu venir « , sur l’incompatibilité de l’organisation politique et de l’organisation économique du monde, sur le rôle joué par le FMI dans les crises pour lesquelles il n’avait pas été conçu. Critique implacable qui vient bien tard, très tard, et conclusions plus succinctes dont je cite le passage essentiel : » Les institutions qui traitent des crises financières internationales ont besoin de réformes. Il est essentiel qu’une nouvelle organisation financière remplace celle de Bretton Woods « . Quelle découverte ! Je le lui avais déjà démontré en 1973 (et de Gaulle sans doute bien avant) au risque d’être mis alors au piquet. Pauvre FMI qui fut pendant un demi-siècle l’émanation et l’instrument de la puissance monétaire mondiale des Etats-Unis et que le cher professeur jette désormais à la » bedoucette » – la corbeille à papier – après tant de services rendus. Ainsi chemine le savoir des gens considérables et avisés, c’est-à-dire lentement.
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Et tandis que je m’interrogeais mélancoliquement sur notre capacité à voir plus loin, autre banalité, un article de la revue » TIME « , datée du 12 octobre, vient me plonger dans un ravissement, assaisonné d’incrédulité. Je me suis retenu de téléphoner au Dr Yves Pouliquen, mon collègue à l’Académie du Maroc, et grand maître ès vision en France et ailleurs. Mieux valait prolonger le rêve : grâce à des lentilles de contact révolutionnaires, la vue des hommes deviendra aussi perçante que celle des chats ! Les amoureux de ceux-ci vont tressaillir d’aise. Comme eux, ils pourront reconnaître un visage à 100 mètres, dans la nuit. Dans une demi obscurité, la vue serait 15 fois supérieure à celle sans lentilles. De jour, l’acuité visuelle dépasserait d’une demi-dioptrie celle des aides habituelles. Joie des campeurs, des chasseurs, des conducteurs de nuit comme de jour. Et à l’Opéra, quelle précision, même depuis les plus lointains » poulaillers « . L’inventeur de ces merveilleuses lentilles, sur le marché dans deux ans, est un professeur de physique, le Dr Josef Bille, extrêmement myope, membre du département de physique appliquée de l’Université, fondée en 1386 à Heidelberg, charmante ville de Bade-Wurtemberg, en Allemagne. Son » miroir actif » emprunte à la technique des télescopes astronomiques, affûtés sur les galaxies lointaines. Je ne vais pas plus loin. Je suis totalement incompétent ! D’ailleurs des grincheux se sont déjà manifestés, hostiles à ce projet de lentilles à 1 dollar la paire, vendues et expédiées par Internet, bien sûr, dans le monde entier. Plus favorisés encore, les pilotes et les chirurgiens auront un réglage parfait et automatique, aux moments précis de leurs actions.
Quand j’étais enfant, j’avais l’impression de pouvoir distinguer au-delà des normes habituelles. Illusion que le temps a vite dissipée ! Mais voilà peut-être, à défaut de vie éternelle, que la science, pièce à pièce, touche notre complexe équilibre. Certains apercevront un monde jusqu’ici inconnu d’eux-mêmes. D’autres porteront un savoir encore empêtré de fausses évaluations. Pas irrémédiablement les acteurs politiques, quoiqu’ils soient les plus menacés.
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La 3° voie.
3 octobre 1998
MEDI. I n°549
La 3° voie : Cette façon de parler, avec bien d’autres, on ne finit pas d’en crever, à petit feu. La dictature du vocabulaire, assaisonnée de » défis « , d’ » enjeux « , de l’irrétrécissable » nouveauté » et de son adjectif cloné – » nouveau « , telle est la provision de mots pour satisfaire notre goût du changement, du moins s’il est sincère et profond, n’est-ce-pas ?
Le retour de la social-démocratie, absente du pouvoir en Allemagne depuis le Chancelier Helmut Schmidt (1982), assurerait avec Gerhard Schröder la volonté de » changement « , de » nouveauté « , de » modernité » qui a triomphé de la » sécurité » et de la » continuité « , incarnées par Helmut Kohl. Fort bien. Voilà donc les trois grands pays de l’Union Européenne gouvernés » à gauche » par MM. Schröder, Blair et Jospin, sans compter plusieurs autres. Les différences d’approche seraient nombreuses, cependant. Ce qui ne signifie rien : la social-démocratie n’est qu’une forme sociale d’un capitalisme respectant essentiellement la loi non écrite du marché. Ne voulant être ni sarcastique, ni émotif, je n’ai que l’ambition de ne pas être basculé dans le havresac pour récolter les niais.
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Alors qu’en est-il de cette pierre philosophale, brusquement découverte ? Le Premier Ministre britannique Tony Blair, qui est un » nouveau » travailliste, se félicite des dernières évolutions allemandes et a fait publier dans le » Washington Post » un article intitulé : » Une 3° voie pour réaliser la social-démocratie moderne. « Je me suis efforcé de bien le comprendre. D’autant que Bill Clinton, dans les embarras que l’on sait, propose lui aussi » la 3° voie « . J’ai d’abord chassé de mon esprit le souvenir de nos radicaux et radicaux-socialistes des IIIe et IVe Républiques, qui souhaitèrent si fort le changement dans la continuité, et dont la paralysie emporta les meilleurs. J’ai compris que la 3° voie, prônée par M . Blair n’est pas » simplement un compromis entre la droite et la gauche. Elle cherche à prendre les valeurs essentielles du centre et du centre gauche et à les appliquer à un monde de changement fondamental, social et économique, et de le faire en se libérant de toute idéologie dépassée. Le » challenge » (encore un mot) que nous affrontons est formidable : marchés globaux, pauvreté persistante, exclusion sociale, montée du crime, naufrage de la famille, rôle transformé des femmes, révolution technologique et dans le monde du travail, hostilité populaire à l’encontre de la politique, exigence d’une réforme démocratique plus profonde, l’environnement et la sécurité appelant de toutes parts à une action internationale « .
Après cette description, dans un monde en changement, comment aller vers » la stabilité et la sécurité » auxquelles tous aspirent ? Regard appuyé vers les valeurs traditionnelles de » centre gauche » : solidarité, justice sociale, responsabilité et goût d’entreprendre. Pour cela, se libérer des vieilles conceptions sur le contrôle par l’Etat, ainsi que, du laisser-faire de l’individualisme et du marché libre. Le socialisme démocratique et le libéralisme doivent cesser de guerroyer comme ils l’ont fait au XX° siècle. Les partis européens progressistes, partageant des valeurs communes doivent s’adapter à de » nouveaux défis « . Suit la description du programme tenté par M. Blair pour remettre à l’honneur le progrès et la justice : voilà la 3° voie, voilà la 3° voie, insiste-t-il, vers des sociétés démocratiques dynamiques pour porter le 21° siècle.
A Blackpool, le Congrès du parti travailliste a montré au chantre de la » 3° voie » que l’idéologie habillait toujours trop les pensées du parti et que la terminologie dont usait le Premier Ministre lui était de peu de secours, dans sa rude entreprise. L’Angleterre est à nouveau en panne et inquiète. Sur le plan de l’Europe maintenant, on verra ce que les trois mousquetaires de la social-démocratie (Jospin, Blair, Schröder) feront pour ne pas se heurter, et promouvoir, sur des formules et des mots vieux comme Hérode – tel l’adjectif » nouveau » – quelques actions communes pour illustrer l’Union dans son progrès, sa liberté et son originalité. Dès l’automne, on pourra alors se persuader qu’une 3° voie existe peut-être, qu’elle est européenne et digne d’éveiller l’intérêt des nations rassemblées et de leurs peuples. Et que la Grande-Bretagne y joue le jeu si minutieusement décrit par son Premier ministre. N’oublions pas que, huit mois auparavant, à Davos, la pensée unique sur la globalisation était chantée en chœur…
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Loin de ces perspectives sur l’organisation de la démocratie,mais toujours sur les lubies des temps actuels, je suis tombé, dans une rubrique intitulée » Polémiques » sur les » propos effrontés » de M. Yann Moix. » Désolé, le matin, quand je me lève, écrit-il, ma pensée ne va pas spontanément au Front National !.. Non, je ne suis pas normal. Ca c’est sûr. » confesse-t-il, daubant sur le ridicule de la pensée unique qui voudrait, dans ses névroses, que l’on se détermine en tout et en rien, à partir d’une condamnation véhémente et catégorique de Le Pen. M. Moix, lui, fait d’abord chauffer tranquillement son lait, constate » que le FN a fait beaucoup pour les âmes creuses : il leur a donné, pour longtemps, un sujet de conversation. « Sans doute se pose-t-il la seule interrogation qui vaille :pourquoi existe-t-il ? Bien instructif est de tenter d’y répondre, si quelqu’un ose s’y risquer, depuis les imprudences de M. Fabius sur les vraies questions.
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La tache au front de l’Amérique.
24 Septembre 1998
MEDI. I n°548
» La tache au front de l’Amérique » : Quand Georges Pompidou usa de cette interpellation vengeresse, outré qu’il était par les incidents qui avaient émaillé sa visite officielle, en février 1970, à Chicago notamment, il ne se faisait guère d’illusions ; l’affront qui lui fut fait s’effacerait bien vite. Nixon se confondit en excuses et prévenances réparatrices. Le Président de la République française différa son retour brusqué à Paris. On lui expliqua que l’Etat fédéral ne contrôlait pas tout. Seuls les pays communistes pouvaient, à quel prix, s’assurer contre le moindre désordre.
Vingt-huit ans après, le rouge peut monter au front de la démocratie américaine et y imprimer une marque durable, pour qu’elle ne perde jamais la mémoire de ce qu’elle vient de commettre. Précisément parce que cette collectivité a usé de méthodes et de procédés dignes des procès de Moscou, sous Staline. Ils relèvent de l’ordre totalitaire, sans la moindre équivoque. Et qui les aura mis en œuvre ? Les élus mêmes du peuple américain, ceux du Sénat et de la Chambre des Représentants, chargés d’illustrer la plus vieille démocratie. Et cela avec une cautèle, un acharnement conjugués, pour mêler le peuple à des manœuvres dégradantes. Le Président de l’Union, élu puis réélu par ses concitoyens, a d’autant plus besoin d’être respecté qu’il est fragile et vulnérable. Or les corps constitués élus n’ont pas hésité, dans leur passion politicienne, à se comporter, en âme et conscience –c’est tout dire- comme des habitués du pire régime totalitaire. Quel affreux épisode pour les Etats-Unis, quel spectacle sur les dérapages les plus vils de ce système républicain ! En quelques semaines, il a montré de quel pire il était capable, après s’être tant vanté de son exigence du meilleur.
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Avant les réactions populaires a tant d’ignominie, la collectivité internationale, si diverse pourtant, aura spontanément clamé son dégoût , précédant même sa bien légitime inquiétude. Mes lecteurs ou mes auditeurs, je n’ai cessé de les avertir que la démocratie outre-atlantique s’enfonçait dans une longue crise, dont la première conséquence était le déclin de la fonction présidentielle. Finis pour celle-ci le leadership planétaire, les responsabilités impériales, la docilité des Etats soumis à ce bon vouloir. Ils s’y étaient tant pliés qu’ils sont tout désorientés de ne plus retrouver le licol à l’écurie et attendent encore, en habituelle passivité, directives et instructions. Espérons qu’au-delà de l’écoeurement, tel celui du Chancelier Kohl, ils sauront distinguer les chemins d’une responsabilité. Quant aux Etats-Unis, ils chercheront, dans leur isolement d’abord, la clef levant leurs incertitudes sur ce qu’ils sont et sur ce qu’ils deviendront. Dix ans après l’écroulement soviéto-communiste, le capitalisme triomphant et débridé ne distingue plus les dangers des jungles où il s’enfonce. A tout ce qui inventorie, réfléchit, ou dogmatise, outre-atlantique, ce long travail de synthèse, troublé par les pulsions locales, régionales espérant l’anarchie qui les libérerait. Qu’en sortira-t-il ? Probablement le démontage, pièce par pièce, de l’énorme truquage édifié, depuis 1945, par les Etats-Unis pour organiser un monde servant ses intérêts économiques et y ralliant ses alliés –clients, au point qu’ils ne peuvent le critiquer sans se désavouer eux-mêmes.
Ce monde-là est devenu virtuel, loin des réalités. L’Amérique serait transformée en une zone de croissance, un îlot de prospérité, une nation valorisée par la politique et rêvant d’une économie globale qui, dotée de la dynamique des prédateurs, investirait des structures mondiales propices à l’américanisation. Mais la conquête des espaces économiques ne s’est pas révélée » fraîche et joyeuse « . Les crises sont là, aux quatre points cardinaux, et menacent désormais la métropole. Après le conte de fées, retentit le cri » tous aux abris « , tous, c’est-à-dire les enfants de la Grande Amérique. La médiatisation échevelée qui chantait la gloire des nouveaux temps de l’économie aura tôt fait de s’adapter au registre plus modeste des vertus domestiques. L’économie américaine, qui aurait dépassé l’histoire même, réputée besogneuse, ainsi qu’on s’est complu à le proclamer jusqu’en 1997, rentre au bercail avec une attention renouvelée pour l’irrationalité du monde. Après le triomphalisme excessif, le désarroi politique. » L’ hyperpuissance « , paralysée par la nature institutionnelle de l’Amérique. A l’extérieur, les déconvenues sont là. A l’intérieur, la perplexité gagne le public lui-même qui ne perçoit plus les hymnes à des gloires virtuelles.
L’Amérique veut peut-être savoir ce qu’elle est, et quel est son devenir. N’attendons pas qu’elle ait éclairé sa lanterne, pour allumer la nôtre.
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Les rébus.
19 Septembre 1998
MEDI. I n°547
Les rébus : familier, on les nommerait : » devinettes « . Pédant, on citerait le latin : de rebus quoe geruntur « , » au sujet des choses qui se passent « . Le monde tente de percer les mystères d’une bande dessinée aux formules énigmatiques. Le commun des mortels n’en perçoit guère les vertus allusives. Mais les grands responsables des Etats ou des consciences ne sont pas mieux inspirés et chaque semaine est pour eux une divine ou fatale surprise.
Voici huit jours, j’osais risquer que la globalisation, qui depuis cinq ans avait paré la pensée unique de rêves et de certitudes, était passée de vie à trépas et que son promoteur intéressé l’abandonnait parce que trop dangereuse pour lui-même. Espérons qu’une telle révélation aura franchi le seuil des chaumières gouvernementales. Qu’après le choc, la réflexion s’y est installée. Rien n’est moins sûr. Le pouvoir est toujours le dernier informé. Des babioles l’investissent au point de l’aveugler. A Washington, la crise de régime, annoncée dès longtemps comme imparable par des esprits subtils, provoque quelque stupéfaction. La déconfiture de la globalisation, au cœur des crises monétaires, rampantes ou galopantes, engendre, elle, l’incrédulité.
Tenons-nous en à l’économie, pour ne pas avoir la prétention de sonder les âmes et les cœurs. Elle n’est pas une science exacte. On s’en convainc en subissant la flopée des pronostics boursiers et des consultations données par les » experts « . L’imprévu recevra ses explications, après coup évidemment. Le Président des Etats-Unis, pour parer à de multiples menaces, envisage de réunir les membres du G7, courant octobre. Il oublie même le G8, la grande Russie. Comme la garde napoléonienne, le G7 suprême espoir et suprême pensée, alors que le Sénat américain refuse toujours de réapprovisionner le FMI. En France, toute la stratégie budgétaire et politique a été bâtie sur des hypothèses que la crise peut aisément bousculer, du jour au lendemain. Les présentations brillantes, sur des bases aussi étroites, risquent de se dissiper comme une fragile poudre aux yeux. Or, l’Europe a vocation, dixit la presse américaine, de sauver la Russie à la dérive des rigueurs de l’hiver, au nom de la solidarité de voisinage. Le monde » libre » doit encore faire l’apprentissage de la fraternité, on le voit.
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A une autre échelle, sinon dans le tragique, les rébus africains sont parmi les plus impénétrables. L’algérien, par exemple. Comment un pays, dont les cartes pour sa réussite sont évidentes, a-t-il pu se laisser réduire à une situation de kleptocratie, dégénérant en guerre civile dont les horreurs émeuvent même les dignes représentants de la communauté internationale ? Au point qu’ils osent enfin se manifester. Périssent la nation et ses espérances, plutôt que de stopper la machine à spolier la collectivité ! Dans l’attente d’un sursaut de vertu, les perspectives d’un Maghreb uni sont piétinées, bien qu’elles répondent à l’aspiration populaire. Le développement de la zone méditerranéenne, en conjonction avec l’Europe, s’estompe en hypothèse d’école. La souffrance des petits, les premiers voués à la fatalité du malheur, est indicible. Même les » puissances » ne parviennent plus à déchiffrer le rébus algérien. C’est tout dire.
Au mitan du monde musulman, mais avec le déchaînement de ces mêmes puissances – le pétrole, n’est-ce-pas ? – les sunnites et les chiites, par intégristes montant aux premières lignes, s’affrontent aux confins de l’Afghanistan et de l’Iran. Certains se réjouissent que les conflits ancestraux, fussent-ils religieux, aient flambé comme un cordeau détonnant.
Ce rébus-là est celui de la politique étrangère américaine. La décadence du système de pouvoir à Washington entraîne inéluctablement le déclin de la superpuissance –la seule- à l’extérieur. L’utilisation de la force lui est de moins en moins possible. Elle s’avère calamiteuse dans la plupart de ses improvisations. Crise de l’OTAN, donc des Etats-Unis, au Kosovo ; action en Irak pétrie d’ambiguïtés ; abdication au Proche Orient ; de l’Inde au Pakistan et jusqu’à la Corée du Nord, contrôle et arbitrage nucléaires devenus inexistants ; échec du modèle économique libéral en Russie. Toute l’année 1998 révèle une politique extérieure sur la défensive, incapable de réagir sinon par de pitoyables foucades. L’Amérique tourne ses regards vers elle-même et se découvre la proie d’un système corrompu par l’argent, découverte faite déjà par Thomas Jefferson, 3ème président, créateur du parti démocrate. Il sera difficile aux partenaires d’un Etat aussi important d’affecter de ne pas voir les indices de ses désarrois fondamentaux. Et s’ils ne voient rien, c’est que le hasard est plus fort que la moindre intelligence.
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Davos, capitale dépossédée.
12 Septembre 1998
MEDI. I n°546
Davos, capitale dépossédée de la pensée dominante : cette aimable station de villégiature, dans le canton des Grisons, en Suisse, était devenue depuis quelques années la ville-phare du monde capitaliste, dans le culte d’une liberté à la discrétion des plus forts. La session 1998 du Forum économique mondial, après bien d’autres, fut triomphale, dans la certitude et l’aveuglement. Invités et participants, tous triés sur le volet par une organisation diablement avisée, se sont rassemblés, en février dernier, voici à peine sept mois : 1.000 des plus grands dirigeants du monde des affaires, 250 responsables politiques, 250 experts de première importance, y compris de nombreux prix Nobel, 250 personnages jouant un rôle déterminant dans l’information – les médias. On se souvient donc bien encore de l’hymne puissant qu’ils ont entonné à la gloire de la mondialisation, de la globalisation, de cette immense vague qui se levait depuis l’Occident pour sauver le monde de tous ses maux endurés jusqu’ici. En vedette américaine –si je puis dire – la Première dame des Etats-Unis, avec une virtuosité talentueuse, avait conquis cet auditoire de choix. Hillary Clinton, dans sa logique, ne fut d’ailleurs pas la plus tapageuse et la plus excessive. » L’esprit de Davos « , si exceptionnel, avait cette fois perdu le sens des réalités. Sept mois seulement après, tout ce qui fut dit, justifié, promis et enregistré, porte surtout à la méditation funèbre. Déjà se dédisent les plus opportunistes, parmi les officiants d’hier. Pourtant, en février 1998, la crise des monnaies asiatiques s’était déjà déclenchée ; nul de ces prestigieux experts ne l’ignorait.
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Pour un effet de contraste, je cite les premières phrases du dossier de l’excellente revue » Time » sur le désenchantement américain, en ce septembre 1998 : » Au plus long de leur histoire, les Etats-Unis ont vécu dans un splendide isolement économique. Avec un marché intérieur comptant aujourd’hui 270 millions d’habitants, étendu de l’Atlantique au Pacifique, les sociétés et les politiciens américains n’ont eu nul besoin de tenir compte de ce qu’il advenait des économies ou des monnaies, dans des endroits perdus aux noms étranges. Les crises monétaires et les problèmes de balance des paiements représentaient quelque chose pour le reste du monde –pas pour les Etats-Unis « . Le ton de l’étude est ainsi donné et l’orientation du futur aussi. La globalisation, quel boulet ! Alors que dans ce monde d’une même économie, des milliards de dollars peuvent s’envoler autour de la terre et déstabiliser les monnaies en » nano- secondes « , aucun pays n’est, de lui-même, une île économique. Et pourtant le plus fort va s’y essayer après avoir été le chantre et le bénéficiaire de la globalisation générale. Chaque jour démontrera que le changement de pied est nécessaire ou même déjà effectué. La pensée dominante n’est, en tout cas, pas atteinte de sclérose ! On vous aura prévenus.
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Et la crise monétaire, présente et multiforme, alors que s’étranglent les flonflons de la globalisation, comment est-elle ressentie vue d’ailleurs, de l’Asie centrale, de l’Asie du Sud, de l’Amérique latine ? Là, on a cessé de croire que le FMI, avec ses méthodes et surtout ses moyens, limités, sera le sauveur universel et que les sacrifices sociaux qu’il impose seront acceptés. Le globalisme, ou la globalisation, est détrôné de sa logique imparable. La Russie, dans sa détresse d’organisation et dans son allergie durable aux échanges internationaux, ne signifie rien, pour l’immédiat avenir, sinon une quête insistante et peu récompensée. Mais l’Asie, plongée dans la crise, ne veut plus rien avoir à faire avec la trésorerie américaine et le FMI –les mêmes en quelque sorte – ces croisés de l’économie globalisée, celle des courants d’air dominants. De Tokyo à Djakarta, en passant par Kuala-Lumpur, l’intention est évidente de ne pas absorber les médecines du FMI et d’aller, au contraire, jusqu’au contrôle des mouvements de capitaux, hier hérésie suprême. Ces contrôles ont existé durant l’ère du miracle asiatique. Ils existent toujours en Chine, en Corée, à Taïwan . Ils sont l’antidote à la globalisation qui atteint la cohésion sociale existante, dont on s’accommode même si elle ne s’entoure pas d’une démocratisation patentée. L’Asie s’est persuadée que la globalisation lui a valu la crise et que ce n’est pas d’elle que viendra la rémission. L’Amérique latine est prête à suivre son exemple. Et si Washington ne croit plus en son évangile et craint désormais ses effets pour lui-même, quelle volte-face ! Les prophètes de l’économie globale auront renouvelé la division hérétique du monde en blocs divers. Sans doute leur inspiration manquait-elle d’être suffisamment désintéressée ? A Davos, on s’en rendra compte, une prochaine fois…
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A bonne distance.
5 Septembre 1998
MEDI. I n°545
Se tenir à bonne distance des improvisations, foucades et exigences de Washington. Telle est la règle de conduite à laquelle auraient dû se ranger, à la lumière des dernières semaines, les responsables étatiques un peu avisés. Les nôtres, pourquoi pas ? La grande république du nouveau monde, à force de n’apercevoir que son nombril, serait-elle devenue dangereuse ? Si nous n’avons ni la lucidité ni la détermination de le constater, ses propres citoyens de bon aloi sont assez nombreux et résolus pour l’avoir révélé, voire démontré. Quant à nous, l’heure n’est pas d’exprimer des sentiments de docilité, de reconnaissance bien suspecte, partant souvent de choix idéologiques. Elle est celle de la prudence éclairée du bon sens. Dans le halo d’une superpuissance qui s’étend au monde entier, nous avons le devoir de distinguer, d’instinct peut-être, de profondes crevasses.
Etre indocile peut coûter cher ; s’encorder à un guide prétentieux et inexpérimenté risque de l’être davantage. La visite printanière de M. Jospin à Washington, où il fit semblant de découvrir les prestiges de l’ordre américain et d’en être conquis, a pu laisser un sentiment de gêne. Pourtant, toutes les faiblesses du système étaient sur le point d’éclore et déjà perceptibles. Le voyage de Clinton, à Moscou cette semaine, les a rendues éclatantes, à la mesure de la déconfiture d’Eltsine . Tous les moyens d’information en ont fait leur commentaire principal. Et Dieu sait s’ils sont puissants !
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Je me souviens –c’est le triste privilège de ma génération- de la lenteur calculée des Etats-Unis, à partir de 1940, pour se lever et défendre la démocratie. Je me souviens de l’ostracisme de Roosevelt à l’égard d’une France Libre, si fantomatique pourtant, puis de son ambition de s’installer sur notre sol national recouvré et de l’administrer en territoire occupé, et du projet saugrenu du même Roosevelt de le dépecer au profit d’une Belgique, enflée pour devenir le pivot de la présence américaine en Europe. L’Histoire fut aussi cela. Alors quand je lis, plus d’un demi-siècle après, les vaticinations actuelles de la politique américaine, rapportées par un journaliste du cru et du meilleur teint, les coups reçus jadis me font encore mal. Selon lui, le discours guerrier américain ne nourrira que la haine. Partir en guerre contre l’Islam n’est certes pas une bonne idée. Voici huit ans, dit-il, que nos troupes sont arrivées en Arabie Saoudite après l’invasion du Koweit par l’Irak. Malgré la promesse faite, elles n’en sont pas reparties. Nos officiels sont dans les ministères de l’intérieur et de la défense pour contrôler les pétroles du Golfe et préparer la réforme après la disparition du Roi Fahd. C’est encore le scénario joué en Iran, du temps du Shah, et qui a capoté dans une explosion anti-américaine. La seconde raison de l’Islam pour haïr les Américains est l’oubli de la promesse faite en 1993, par Clinton, de régler équitablement le sort des Palestiniens. La communauté musulmane s’ébranle vers le chemin des guerres de civilisation ; la prophétie en est aisée. L’Histoire ne pardonnera pas à l’équipe Clinton cette explosion qui atteindra de plein fouet les Etats-Unis. D’un autre citoyen de ce grand pays, devenu aveugle par une prétention hypertrophiée, une phrase : » On ne combat pas le terrorisme en lançant des missiles, mais en assumant la réputation (peut-être imméritée) d’être la nation la plus humanitaire au monde « .
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Et si l’on se penche, comme le fait un autre encore, sur le bilan de Madeleine Albright parce qu’il commence à pâlir, alors qu’elle n’a pas renoncé à ses déclarations de » va-t-en-guerre » si appréciées au Congrès et par les plus réactionnaires de ses concitoyens, c’est la consternation. Ses ultimatums lancés dans le monde entier n’impressionnent personne, comme ils n’ont pas impressionné Netanyaou. Dernier avatar de la pompeuse capacité de l’Amérique à vouloir mettre chacun au pas : le Kosovo où Milosevic, en dépit des déclarations péremptoires de Clinton, d’Albright, de Cohen, de Javier Solana, et d’Holbrooke rayé des contrôles désormais, aura recommencé sa sinistre besogne, comme en Bosnie naguère. Il a promis tout ce qu’ils ont voulu, pour faire tout le contraire.
Quelle crédibilité apporter à un pareil amateurisme, pétri d’ignorance et de maladresse ? Sans même évoquer la Corée du Nord, l’Afghanistan, le sous-continent indien, l’Afrique, où les pompiers américains sont les premiers incendiaires.
Ayons donc la sagesse de nous en tenir à distance puisque, et même sur l’Europe, nous ne risquons guère d’être entendus. Et attendons, amicaux et compatissants, que l’accumulation des bourdes finisse par avoir des vertus pédagogiques. Ce qui n’empêche pas les sentiments !
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Terrorisme.
Samedi 29 août 1998
MEDI. I n°544
Terrorisme : user de ce mot, c’est évoquer sans se tromper le monde de la violence. Au-delà, plus rien n’est clair ; ni les mobiles, ni les responsabilités, ni les moyens d’y faire échec, ni même la détermination d’y parvenir.
Référons-nous par exemple au terrorisme aérien, dont la tragique chronique depuis 1973, depuis un quart de siècle, ne cesse de s’allonger. Les Français se souviennent particulièrement de l’attaque, le 24 décembre 1994, de l’Airbus de la compagnie nationale à Alger et de la liquidation du commando à Marignane, par le GIGN. Voici que remonte d’un lointain passé – le 21 décembre 1988 – le drame du Boeing 747 de la Panam qui explosa en vol au-dessus de Lockerbie, en Ecosse : 270 morts dont 189 américains. La Libye accepterait de livrer les deux suspects de l’attentat à un tribunal écossais,appliquant le droit écossais et siégeant aux Pays-Bas. En échange, le Conseil de sécurité des Nations-Unies lèverait l’embargo imposé depuis six ans à la Libye. Les Etats (USA, GB, Libye) auront pris majestueusement un temps infini pour ajuster leurs points de vue. Sans doute y trouvaient-ils avantage ? Ce n’est pas les diffamer que de le constater et de n’être point dupes. J’avais même parié que Kadhafi, une fois encore, n’accepterait pas de s’avancer en hâte vers un règlement. Mais les intérêts économiques des Anglais et des Américains en Libye sont tels que ceux-ci ont finalement cédé aux thèses de Tripoli, tout en le menaçant du pire, s’il ratiocinait plus longtemps.
Même scénario, sur le thème » ma patience est à bout « , vis-à-vis de Saddam Hussein qui, après huit ans d’embargo, refuse pourtant d’ouvrir à nouveau ses portes aux inspecteurs de l’ONU, chargés de repérer et de détruire son arsenal chimique et biologique supposé. Dans ces affaires de terrorisme international, les Etats sont à la fois têtus et inefficaces, incapables de faire triompher leurs thèses et leur bon droit proclamé. On va voir, très vite, si le double attentat du 7 août contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar-es-Salaam, suivi des rétorsions aériennes sur le Soudan et l’Afghanistan le 20 août dernier, apportera du nouveau et accélérera la lutte contre le terrorisme d’Etat.
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Apparemment on en est déjà, comme d’habitude, arrivé aux arguties juridiques, spécieuses ou non. Le monde arabo-musulman, unanime en apparence, s’indigne du viol de la souveraineté des Etats, de la désinvolture affichée pour le droit international, des preuves douteuses, alléguées et non produites. Les opinions publiques s’enflamment (moins certes que les responsables en place qui nuancent leurs premières déclarations). Washington annonce une mobilisation générale à laquelle ses alliés apportent une adhésion réconfortante, d’autant plus qu’elle n’est que de façade. L’histoire des Etats-Unis est riche, spécialement en Amérique centrale et latine, en Asie aussi, de coups de force au nom d’une mission supérieure, d’une destinée exemplaire, et d’intérêts déterminants. En Asie Centrale et tropicale spécialement en Afghanistan, cette histoire déborde de beaucoup la chronique de leurs rapports avec leur ex-agent Oussama ben Laden. Elle touche fondamentalement à l’utilisation qu’ils ont faite de l’intégrisme musulman, en fonction de leurs intérêts matériels d’une part et de l’appui stratégique donné à Israël d’autre part. Rien n’étant changé sur ces deux plans, la mobilité de leurs positions est purement factuelle. Et ne parlons pas des improvisations récentes de leur politique africaine, propice à susciter des troubles.
L’allié britannique, toujours disponible pour une nouvelle croisade, a surtout légitimement en vue le règlement de l’affaire irlandaise, au besoin par une législation d’exception contre le terrorisme. Celle-ci fera apparaître que Londres aura cultivé avec délectation, depuis de nombreuses années, une indulgence intéressée vis-à-vis de la plupart des mouvements en exil dont les liens, aussi ténus qu’ils soient avec le terrorisme, ne peuvent surprendre. Au-delà de l’Irlande, quel changement en prévision !
La Chine, l’URSS et les pays communistes auront été parties prenantes dans le terrorisme international. Le public l’apprend peu à peu. Abou Nidal, quintessence de cette agitation vénéneuse, meurt tranquillement ( !) dans une clinique au Caire. Les Etats, et ce qui gravite dans leur aura, ne sont pas des diamants blanc-bleu d’une pureté absolue. Le terrorisme est de toutes les sortes, exalté ou désespéré, utilitaire et affairiste, tentacules de pieuvres à peine camouflées. Mais trop souvent hélas ils sont une réponse violente, la seule restée possible, à une violence exercée délibérément, bien sûr au nom du droit et de la justice, ou dans la pure inconscience de ses effets. Les Etats, et les plus puissants d’entre eux, avant de se déguiser en justiciers, doivent faire leur autocritique, s’ils en sont capables. Car elle sera le préalable indispensable pour endiguer la montée du terrorisme, si telle est vraiment leur ambition.
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Le pouvoir des » pouvoirs « .
Samedi 22 août 1998
MEDI. I n°543
Le pouvoir des » pouvoirs » : ceux-ci l’ont-ils ? Existe-t-il même ? Avec les années, le doute exprimé par ces deux questions est encore plus certain. Myopie des foules, myopie de l’opinion, myopie des responsables politiques ou autres, toutes ensemble ramènent la vie courante à des exercices sans perspectives, sans la moindre imagination du futur. Un personnage de » Particules élémentaires « , livre tout neuf, jaugeant notre état présent, ne déclare-t-il pas : » J’ai toujours été frappé par l’extraordinaire justesse des prédictions faites par Aldous Huxley, dans » Le meilleur des mondes » ( » Brave New World « ). Quand on pense que ce livre a été écrit en 1932, c’est hallucinant « . Tel est notre ordinaire, mené à tâtons, qu’il nous faut les deux tiers d’un siècle, une guerre mondiale, le triplement des humains sur la planète, pour nous rendre compte de l’immense modification, au travers de la vision ravageuse d’un auteur, né en 1894.
Les hommes de pouvoir peuvent-ils être des visionnaires ? Sauf s’ils sont doués de cette très rare faculté, on peut affirmer que le cadre de leurs activités ne les y dispose guère. Il leur faudrait une force de caractère peu commune pour briser l’isolement où ils s’engluent. L’émiettement de leurs obligations, leurs rendez-vous avec la convention des messages et des visites, la mécanique même des emplois du temps finissent par les rendre inaptes à la réflexion. Ont-ils même le loisir de s’informer, de connaître comment les choses et les faits se combinent, comment le grand livre de l’Histoire ouvre la voie aux prémonitions, comment il enseigne et comment il trompe ?
De Gaulle aura agacé ou conquis ses contemporains, par la seule vertu de son obstination à s’inscrire au jeu des devinettes du destin et à se tenir aux analyses qu’il avait faites. Le temps de la réflexion ne lui a certes pas manqué, comme le courage ou la délectation de rompre avec le conformisme, la pensée dominante. S’ils n’ont pas le don de percer à jour le lent basculement de l’époque, les gens de pouvoir sont-ils au moins bien informés ? Par expérience et sans goût du paradoxe, j’affirme qu’ils sont les plus mal informés de ce qui sera, de ce qui surviendra, des coups d’estoc inattendus, des pesanteurs insurmontables comme des dérapages irrésistibles. En dépit des conseils et commissions dont ils s’entourent, des services et agences de renseignements, de la glane des espions et de la consultation incessante de leurs familiers. A force de considérer le train-train habituel comme l’essentiel de leur tâche, qui se limite à réagir au plus immédiat ou réputé tel, les gens de pouvoir deviennent inaptes aux vues lointaines. Et si, d’aventure, ils s’y essaient, leur amateurisme ne tarde guère à devenir patent. Ainsi de François Mitterrand qui spéculait encore sur une lointaine réunification allemande, alors qu’elle était déjà réglée entre Kohl et Gorbatchev.
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Depuis six ans, nous dépendons tellement, et par notre propre irrésolution, des improvisations, facéties et maladresses des Etats-Unis, que nous sommes bien forcés de regarder de quoi et par qui cette politique est faite. Alors que, pour le premier Conseil des ministres de la rentrée, un porte-parole, M. Vaillant, nous affirme que leur politique extérieure, la seule qui compterait pour nous, ne changera pas nonobstant le remugle interne. Propos bien imprudent, et inquiétant sur notre propre lucidité.
Depuis plus de dix ans, nos gestionnaires impénitents des urgences familières n’ont jamais connu ou voulu prendre la mesure des grands enjeux du futur : l’immigration, l’équilibre du régime des retraites, la pandémie du sida, le sang (contaminé), la sécurité sociale et la santé, la circulation et l’urbanisme, le charabia pseudo-intellectuel. A la myopie administrative, s’est associée la myopie politique. Les intérêts se sont conjugués pour que rien ne bouge. » Les sociétés (sont) malades du progrès » affirme l’historien Marc Ferro, dans un livre brillant (Plon). Le progrès scientifique n’a pas entraîné tous les autres : le progrès démocratique, le progrès politique certes (voir le fascisme, le nazisme et le communisme), et même les progrès techniques, sociaux, scientifiques possibles. La médecine sécrète aussi des maladies. Les virus font le tour de la terre, presque aussi vite que les monnaies. L’inorganisation du travail a désormais ses victimes à l’échelon planétaire, la maladie a remplacé la grève. L’angoisse étend ses ravages sur » Le meilleur des mondes « .
A tout le moins, pour ne pas être déçus, créditons avec parcimonie les responsables politiques du beau nom de » visionnaires « . Ils sont, pour la plupart, les stakhanovistes balourds d’un quotidien assumé » au ras des pâquerettes « .
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Assomption.
Samedi 15 août 1998
MEDI. I n°542
15 août 1998 : date de la 542° chronique destinée à Medi I. Plus de dix années d’une ponctualité hebdomadaire. Cette année, son jour est celui de l’Assomption, de la fête instituée par l’Eglise catholique pour honorer l’événement miraculeux du transport du corps et de l’âme de la Sainte Vierge, Marie mère de Jésus, dans le ciel. Dans cette Eglise millénaire, le dogme de l’Assomption a fixé ses contours dans les temps les plus récents, puisque Pie XII, en 1950 seulement, lui a ouvert la double perspective : celle de la résurrection des corps et celle de la maternité divine. Quand survient la mort, l’âme des justes entre immédiatement dans la gloire du ciel ; leur corps ne ressuscitera qu’à la fin des temps. Mais cette règle de la théologie catholique souffre deux exceptions éclatantes : le Christ, dont le corps a ressuscité au matin de Pâques, et la Vierge, sa mère, exemptée de la corruption du tombeau par son Assomption, son enlèvement au ciel, à la mesure de sa maternité divine. La croyance à l’Assomption remonterait au VI° siècle. La Gaule avait déjà entendu le chant des Anges, accompagnant le transfert du corps de la Vierge.
Dans nos temps modernes, peuplés de tant de fureurs et d’absurdités, promises à croître et à multiplier, à la mesure des délires implacables de l’humanité dans sa colonie terrestre, il n’est pas de fête plus intime et modeste, plus apaisée et généreuse que cette dédicace d’une journée à une personne, corps et âme à jamais unis, demeurée humble parmi les humbles. Au palmarès des vertus allant de la rigueur à l’indulgence, que les religions du monde se sont si complaisamment attribuées, la plus essentielle, la charité, tient toute en cette innocence prédestinée qui n’a cessé d’entendre les plus émouvantes suppliques. Que les mystiques de tous bords, tels que nous sommes, n’éprouvent nulle gêne à s’émouvoir, si cet élan les saisit. Ils ne seront ni compromis, ni humiliés ; seulement rassurés pour l’interminable nuit.
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Dans notre anarchie productiviste et consumériste (marché + mondialisation) le flot ravageur des informations (comparable à celui du Yang-Tsé-Kiang) tente forcément de noyer notre libre-arbitre, préalablement anesthésié ou mis en condition. Du moins le panorama des misères humaines, diffusé » en boucle » au quart d’heure près, déroule ses horreurs avec réalisme, impudeur ou perfidie. Exciper de notre ignorance n’est plus soutenable. L’époque dissimule mal désormais les camps de concentration, les guerres ethniques, les famines organisées, les gaspillages des ressources mondiales, les alliances contre nature entre les professeurs de vertu et les totalitaires de tous poils. Cette transparence immanente, qui révèle les plus noirs desseins, est probablement l’un des bienfaits du progrès échevelé dont nous n’avons pas encore jaugé tous les délires possibles. Il faut avoir la naïveté indignée des dirigeants américains pour vouer à une justice implacable des » terroristes » qui menacent leurs intérêts, lesquels devraient piétiner impunément ceux des autres.
Proclamer une vocation universelle n’implique-t-il pas le contrecoup d’une détestation universelle ? Il serait bon que les Chancelleries s’en inquiètent, d’autant plus que le spectacle des affaires du monde pénètre maintenant jusque dans les foyers les plus démunis. Quand l’idée de justice est galvaudée, chacun se bat avec l’arme qu’il peut saisir et tant pis pour les grands principes : ceux qui les brandissent ne les respectent guère ! Du moins cette année aura été celle des organisation non-gouvernementales, des Nations-Unies mêmes, aussi dépendantes qu’elles soient. Elles se sont bien battues pour mettre hors-la-loi les mines anti-personnel et jeter les fondements d’une Cour criminelle internationale. L’Europe, elle, anticipe sa monnaie unique avec un zèle mécanicien dont les mises en forme préparatoires valent tous les acquiescements.
En France, tranquilles comme Baptiste, le Président et le Premier Ministre en même temps passent leurs vacances à l’étranger, contrairement à une règle de la V° République, jusqu’ici respectée. Sans doute ont-ils voulu affirmer ainsi, quoique concurrentes, leur sérénité et leur maîtrise. Ils en auront bien besoin. Tous ceux qui réclament des intercesseurs éclairés ne peuvent se confier, une seule fois l’an, à Marie, mère de Jésus, recours charitable venu des plus humbles, jusqu’à sa propre et éternelle humilité.
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Fragilités américaines.
Samedi 8 août 1998
MEDI. I n°541
Fragilités d’une république trop souveraine. Madame Catherine Deneuve qui, avec tout son talent, sait ce que vivre veut dire, a confié à une journal new-yorkais son sentiment sur » l’affaire Clinton « . Je résume et j’édulcore : » Vous, les Américains, vous êtes un peuple étrange à perturber ainsi l’Etat, pour un si banal incident de la chronique privée qui est celle de chacun, dont l’indulgence pour lui-même est infinie. Quelle attitude bizarre et préoccupante quand on assume des responsabilités mondiales ! « . L’actrice n’a pas tort de s’étonner, dans une époque désormais libérée du moindre souci puritain.
Mais qu’elle n’oublie pas comment a été organisé, en 1787, un immense Etat fédéral, plaçant l’autorité de la loi au-dessus du sentiment national et donnant à la Justice, pour le meilleur et pour le pire, prééminence sur l’exécutif et le législatif. Cette hiérarchie des trois ordres a influencé les comportements et les réactions du public, d’autant plus profondément que le pays est récent, composite et isolé, géographiquement et volontairement, du reste du monde. Bref, pour mentir effrontément à la Justice, quand elle s’en émeut, il faut un talent tel que la collectivité implore sa clémence pour le délinquant. Clinton, Président des Etats-Unis en est à ce point, à la mi-août 1998 : la justice prouvera-t-elle qu’il est un infâme truqueur, comme ce fut le cas pour l’un de ses prédécesseurs, » Tricky Nixon » du célèbre Watergate ? Mais, avec sa flatteuse cote de popularité, le titulaire de la Maison-Blanche s’y maintiendra-t-il en dépit de la réprobation (supposée) des Pères fondateurs de la Grande Démocratie ? Un quart de siècle auparavant, je n’avais pas cru au départ de Nixon. Je m’étais trompé. Aujourd’hui, je ne crois pas davantage à celui de Clinton. Vais-je encore me tromper ?
Sans doute, si la tactique du mirobolant politicien est de gagner du temps, de faire apparaître la disproportion entre ses peccadilles de coureur impénitent et les réussites de sa gestion publique. Ce serait trop bête de disqualifier un cheval qui gagne. Alors il continuera à affirmer qu’il n’a jamais menti, au lieu de solliciter le pardon populaire, après une confession publique. Des conseillers l’incitent à celle-ci. Il la récuse, trop sûr de sa popularité.
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Mais est-elle aussi inoxydable qu’il le croit ? Aux Etats-Unis, le climat est brusque et violent. On a expliqué, après coup, la grande crise de 1929 et la récession dramatique subséquente, par une panique injustifiée qui avait franchi toutes les digues. Au cours de l’été 1998, rien de comparable, encore. Depuis 10 ans, les Etats-Unis, mondialistes avec talent et protectionnistes par l’exercice du droit du plus fort, ont fait leur pelote, ont atteint des chiffres superbes. Mais déjà, après un an de ravages, la crise de toute l’Asie (et ajoutons la Russie pour faire bonne mesure) étend ses effets à l’Occident. Les symptômes ne manquent pas, les plus immédiats, les plus évidents et souvent les plus irrationnels : frissons des changes et des valeurs. La dépression de l’économie pétrolière est, depuis de longs mois, mondiale et a mis les pays producteurs à la portion congrue. Si bien que Clinton, le magicien, pourra-t-il surfer très longtemps sur des indices de rêve et les ronronnements de bonheur de son public ?
Pour conjurer le mauvais sort des cotes boursières, la fuite en avant internationale est, d’évidence, tentante. Elle fut amorcée le mois dernier, dans cette ébouriffante visite en Chine, esquissant un spectaculaire renversement des alliances en Asie. On en reparlera plus sérieusement quand la Chine, comme ses voisins, aura dévalué sa monnaie. Les Etats-Unis peuvent recommencer leur comédie avec Saddam Hussein, ou lancer leur OTAN sur les Balkans et spécialement le Kosovo, voler au secours de Kabila, en soutenant toujours l’Ouganda, faire amis-amis avec l’Iran, et cesser de soutenir outrageusement les Taliban, inexcusables, renoncer aux oukases d’embargo qui entravent leur commerce plus qu’elles ne gênent les Etats dits terroristes, tempérer une mondialisation qui leur est si favorable mais dont ils ne peuvent contrôler les désordres qu’elle engendre dans le Tiers-monde, imposer à Israël une modération dont Tel-Aviv n’a pas encore compris qu’elle lui était proprement salutaire. Les sujets de diversion ne manquent donc pas pour Clinton, si le ciel s’assombrit au-dessus de Washington. Seront-ils heureux ? C’est trop dire.
Comme la robe de Monica, qui sera peut-être aussi célèbre que le nez de Cléopâtre, voilà que le financement de la campagne présidentielle de 1996 révèle qu’il n’était pas lui non plus sans tache. Ce sera moins difficile à prouver, car toutes ces évidences du zèle électoral de Clinton et Gore, son vice-président, courent les rues depuis des mois. L’Attorney Général, Madame Janet Reno, (le Ministre de la Justice) se bat comme la petite chèvre de M. Séguin, pour ne pas déférer aux injonctions du Congrès et ne pas nommer un procureur indépendant chargé de l’enquête. Le Congrès y voit » un outrage « . Nous en apercevons tant d’autres !
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Proche-Orient : cruauté et bêtise.
Samedi 1er août 1998
MEDI. I n°540
Au Proche-Orient, cruauté et bêtise vont, hélas, de compagnie. Les sociétés humaines ne sont pas avares de tels exemples. Pour le temps présent, citons au hasard, le Soudan, la Somalie et leurs famines, l’Afrique des Grands lacs et ses génocides, auxquels le Zaïre a si généreusement prêté la main, l’Afghanistan et ses sinistres taliban. Mais ici, autour de Jérusalem, lieu d’élection de trois religions monothéistes qui se parent de tous les prestiges, où les kilomètres carrés sont si rares et ont été piétinés de tant d’histoires farouches, la sagesse des hommes n’aura guère triomphé.
Deux ans après l’arrivée au pouvoir de M. Netanyahou, les espoirs de paix entre Israël et la Palestine se sont évanouis. La communauté internationale a fait semblant de croire à la simple éclipse d’une aube de paix, entrevue de Madrid à Oslo, au début des années quatre-vingt-dix. Elle continue à se jouer la même comédie, comme s’il suffisait de nier la réalité pour que celle-ci n’existe pas. Selon des nouvelles encore récentes, les Etats-Unis allaient enfin se décider, tout faux arbitres qu’ils soient, à imposer un règlement, une procédure, un choix, une orientation, enfin quelque chose ! C’était imminent. Les Etats arabes voulaient se réunir en conférence, du genre » retiens-moi ou je fais un malheur « . Ils furent donc ravis de différer » sine die » cette ardeur qui les aurait menés à constater leur impuissance et, pire, leurs désaccords. La Ligue arabe et la Conférence islamique n’ont même pas été capables de manifester leur immense déplaisir devant les prétentions hégémoniques et agissantes d’Israël sur la totalité de Jérusalem. Alors on s’est réunis, en cette fin de semaine, au Maroc, dans le Comité AL QODS, pour guetter de son Président avisé et sage, le Roi Hassan II, une analyse, un conseil, une attitude, une résolution peut-être.
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Avec une détermination qui n’est guère plus faraude, les Présidents égyptien et français, au mois de mai, ont lancé l’idée de réunir une conférence des pays » résolus à sauver la paix » ((tous, pourquoi pas ?), mais sans entrer en concurrence avec les efforts des Américains. Comme il n’y en a aucun, ce risque n’existe pas, on peut en convenir. Mais la Syrie, dont le Président Assad vient de visiter Paris, ne veut pas de cette conférence, ni dans sa formation élargie à toutes les bonnes volontés, ni dans sa phase ultérieure avec Israël, la Palestine, le Liban et la Syrie. La Jordanie s’enfonce dans les incertitudes. Relancer le fameux » processus de paix » en réaffirmant les accords déjà conclus ne serait possible que si les Etats-Unis en avaient le moindre désir. William Quandt, professeur à l’Université de Virginie, a écrit : » l’apparence de dérive et d’indécision de la politique américaine envers le conflit israélo-arabe est enracinée dans des réalités politiques qui ne changeront probablement pas dans un avenir proche. C’est ainsi que le seul pays qui aurait une chance de débloquer le processus de paix ne le fera sans doute pas « . Sauf si les avatars judiciaires de son Président le poussaient à tenter une diversion, pourrait-on risquer.
Risquer seulement, parce que Clinton est le plus pro-israélien de tous les Présidents américains, depuis 1948. Pour lui, comme pour Bush et Reagan, Israël est le partenaire stratégique au Proche-Orient et la paix doit lui être bénéficiaire, au premier chef. De toutes les façons, la latitude de Clinton est limitée par le Congrès, dont l’alliance avec le Likoud israélien dépasse l’engagement habituel de Washington aux côtés de Tel-Aviv. Netanyahou a, au Congrès, une majorité plus forte qu’à la Knesset ! De surcroît, le parti démocrate compte non seulement sur l’argent chinois, comme on l’a vu, mais sur l’électorat juif. Alors que le processus d’Oslo est en état de coma dépassé, la mise en œuvre de son volet intérimaire, sur la » libération » de la Cisjordanie par l’armée israélienne, paraît aussi lointaine que le statut final, dont celui de Jérusalem et des réfugiés.
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Quant à Netanyahou, sa tactique est de gagner du temps, sans récuser ouvertement l’objectif et les méthodes, et d’utiliser ce temps pour modifier la situation sur le terrain, en géographie et en démographie, jusqu’à ce que le morcellement et l’enclavement rendent illusoire une souveraineté palestinienne. L’enjeu de la colonisation, crucial pour Netanyahou qui s’empare de chaque attentat pour l’étendre, ne semble guère avoir éveillé l’intérêt de l’administration américaine. Celle-ci espère même que moins d’engagement de sa part faciliterait les chances d’un règlement négocié ! Pour ce faire, il faudrait que le judaïsme libéral américain se persuade qu’un Etat palestinien est nécessaire à la sécurité d’Israël, qui a son propre défi identitaire, comme le formule le professeur Yovel : » un Etat juif ou un Etat des Juifs ; basé sur un fondement religieux ou créé pour accueillir le peuple juif ? « .
En attendant, au risque de reproduire sur d’autres un système colonial et les épreuves du passé, le Palestinien demeure le paria, sans maison, sans terre, sans Etat. Les résolutions des Nations-Unies sont tenues pour des chiffons de papier. Les rivalités inter-arabes poussent à surenchérir sur le dos de ce malheureux bonhomme mais, ô surprise ! à courtiser la main de la superpuissance bien-aimée.
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La force des choses et l’inconsistance des politiques.
25 juillet 1998
MEDI I n° 359
La force des choses s’affirme de toutes parts, dans un univers propice à d’immenses courants d’air. Par contre, l’inconsistance des responsables politiques, cérémonieux et dogmatiques, devient la marque déplorable de notre époque. L’exemple même qu’elle vient de produire, à Rome, après cinq semaines de négociations, pour créer une Cour criminelle internationale (CCI) permanente qui jugera les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, est saisissant. Si 120 pays ont voté pour, 21 se sont abstenus et 7 ont voté contre. Ceux-ci, je les cite : les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, la Libye, le Yémen, l’Irak et Israël. La Russie, initialement proche de la position américaine, a finalement soutenu le texte voté. Les Grands de ce monde, entourés de quelques Etats d’aventure, ont refusé de reconnaître leurs devoirs à l’égard de l’humanité toute entière. On ne remontera pas trop loin le temps (septembre 1997) pour retrouver les mêmes, ou presque, refusant de mettre hors-la-loi les mines antipersonnel. Pauvres Etats, dont les chefs pensent défendre les intérêts en se livrant à une « performance humiliante et entêtée », écrit un journaliste américain.
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Mais sans nous attarder sur des personnages d’un « médiatisme » bien douteux, cherchons à déceler ce que nous réserve « la force des choses », cette évidence qui naguère comptait tant dans la vision du Général de Gaulle. Pour nous, Européens, peut-être y trouverons-nous quelque réconfort ? On le sait, on le voit, les modèles théoriques d’une Europe intégrée sont au bout de leur rouleau de cérémonies, de traités et d’institutions. Au point que l’Europe des Quinze -vouée à s’agrandir et les candidats se bousculent au portillon- renonce à concevoir préalablement comment elle pourra fonctionner et n’a d’autre volonté que d’attendre et de voir. Dans les Balkans -après la Bosnie, maintenant le Kosovo- la même impèritie aura conduit aux mêmes drames, dans le même chaudron, avec conférences, médiateurs et arbitres. Quand le caractère des hommes publics manque, la force des choses s’accumule et trouve sa voie d’elle-même.
Les observateurs s’en inquiètent, bien sûr. L’un d’eux, évoquant avec mélancolie l’effondrement, après la Grande Guerre, de ce qui restait de l’Empire des Habsbourg, frémit à la pensée que l’Europe, qu’il appelle « l’Euroland néo-carolingien » pourrait succomber aux mêmes bouderies, suspicions, arrogances que l’Empire défunt. « Pourquoi tant de haine ? » s’exclame-t-il, alors qu’il s’agit de peser sur le cours de l’histoire, avant que le vent de la tragédie ne balaie la scène.
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Essayons de le rassurer, la force des choses est à l’oeuvre, à condition de ne pas l’ébruiter et que les responsables de la politique restent exclusivement accrochés à leurs vieilles lunes. On l’a souvent répété : les vertus d’une monnaie unique transcendront très vite les mécanismes qui se mettent en place, dès maintenant et pour fonctionner le 1er janvier 1999, dans moins de six mois. Si l’euro doit s’affirmer vigoureusement face au dollar, il ne doit pas l’attendre du personnel politique européen qui, depuis un demi-siècle, s’en est remis à sa docilité à l’Amérique, abdiquant la moindre opiniâtreté. La monnaie, c’est-à-dire l’économie, combattra d’elle-même beaucoup plus lucidement et sa lutte engendrera des effets politiques qui ne pourraient jamais être espérés autrement d’un milieu qui, de fait, a abandonné tout esprit de souveraineté, dans les relations internationales.
Parallèlement, au début de 1999, on aura constaté que l’industrie, dans ses éléments les plus stratégiques, va aborder la phase de son intégration, passant de l’échelon national à celui de l’Europe, négligeant l’alternative transatlantique qui était jusqu’ici « la loi et les prophètes » obligés. Ceci intéresse directement les Etats -clients- et quelques grandes entreprises. La déclaration commune franco-allemande du 9 décembre 1997 a été l’indice que la rupture avec le passé allait se faire. La fusion Aérospatiale-Matra en est certainement le préalable . Inutile de souligner que ce fédéralisme européen, parcellaire et pragmatique, essentiellement économique, aura aussi les résultats politiques, qui ne semblent nullement recherchés aujourd’hui.
L’interlocuteur institutionnel d’une industrie stratégique européenne en formation, se met en place, pour la même période initiale fin 1998-début 1999, sur le plan juridique et opérationnel cette fois, entre France, Allemagne, Grande-Bretagne et Italie. Il s’agit de l’OCCAR, qui est loin d’être l’Agence Européenne d’Armement annoncée dans le traité de Maastricht, mais qui donnera une structure réaliste et prudente à la situation déjà présente.
Des courants d’intégration européenne existent, loin de la supranationalité tant débattue. Les nations peuvent y puiser en outre la force de s’affirmer, sur le terrain et finalement dans la réalité politique d’un ensemble édifié pièce à pièce, à partir de cette fameuse « force des choses » diablement évidente, sauf aux faiseurs de systèmes.
L’ivresse nationale.
Samedi 18 juillet 1998
MEDI. I n°538
L’ivresse nationale : je ne sais déjà plus quelle voix officielle aura prononcé ces mots si justes, le 12 juillet dernier. L’équipe de France venait de remporter la coupe mondiale du football. L’allégresse fut extrême, la joie débordante ; l’intimité populaire si spontanée, la fierté d’une communauté partagée si évidente, qu’elles parurent toutes ensemble révéler des évidences tenues bien secrètes, jusqu’ici. Trois buts, couronnant des années d’efforts, auront suffi à décoincer les rouages grippés d’une nation, à changer les rancoeurs en espérance, à transformer l’agressivité en sourire.
Que pareille mutation fût possible, qui s’en doutait ? Qui l’aurait même imaginée, adepte ou non des vertus thérapeutiques du « foot » ? Les circonstances qui sont l’expression quotidienne du hasard, échappent aux pronostics. Maintenant on dissertera gravement, moins sur l’ampleur du phénomène que sur sa durée et ses effets probables. Qu’importe ! L’essentiel est qu’il se soit produit, qu’il ait étonné à ce point. Qu’il ait surgi dans les stades, voués à de multiples spécialités, dont celle de la balle au pied, on y trouvera de nombreuses explications. Il demeure que la nation chemine au coeur de ses enfants et rassemble en eux le meilleur de cette communauté à laquelle ils aspirent.
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Ne soyons pas naïfs : la machine à informer et ceux qui la manipulent à leur profit, matériel plus souvent que sentimental, ont joué un rôle sur lequel on en apprendra davantage. Nous y voici déjà sur les infortunes du malheureux brésilien Ronaldo. Des contrats mirifiques mais rigoureux, des financements considérables, des pratiques douloureuses , comme celles révélées, en parallèle et en succession, par le Tour de France cycliste, tout cela aura été aspiré pêle-mêle dans le tourbillon joyeux d’une liesse populaire et d’une communion des diversités, accumulées dans une démocratie à nulle autre pareille : une communauté de principes, librement acceptés et assumés avec détermination.
Quand le Président de la République aura épinglé la Légion d’honneur sur la poitrine des champions, faisant dans quelques jours perdurer l’étonnante fête, quand il aura exalté encore, comme c’est son rôle, « la France qui gagne », nul ne pourra affirmer que, en nous révélant une fois tels que nous sommes réellement, nous sommes désormais transformés. Ce serait trop beau et surtout trop facile. Reprendre confiance en ce que nous pourrions être, sachant mieux désormais qui nous sommes, ouvre du moins les portes de notre avenir. Avenir politique certes. Le Président de la République et le Premier Ministre auront, en cette circonstance, garni l’escarcelle de leurs sondages. Ils sont montés conjointement au zénith, quoique opposés l’un à l’autre. Les Français se sont sentis solidaires pour gagner la coupe mondiale, mais ils n’ont pas abandonné l’instinct de prudence qui leur fait plébisciter la cohabitation de l’opposition et de la majorité. Tenir ensemble ces deux représentants, c’est mieux les contrôler et leur faire rendre compte. Les Institutions de la V° République ont été assez souples pour s’adapter aussi à ce voeu populaire, qui veut bien déléguer, mais avec une extrême prudence. La confiance, l’ambition et l’unité, ces trois leçons données par notre équipe de foot, auront porté dans le public, mais pas au point de désarmer une méfiance atavique vis-àvis du pouvoir. A celui-ci, tel que composé aujourd’hui, de démontrer à son tour, là où il est, les nécessités de l’ambition nationale. A l’intérieur, bien sûr, où se gagnent les véritables victoires. La première, pour l’heure, sera par la modération fiscale et une décolonisation, encore à faire, celle de l’administration.
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A l’extérieur, les choix et les enjeux sont devant nous, tout proches. Il n’est pas négligeable que nos co-dirigeants, malgré leur ardente compétition, aient reçu , en ce juillet 98, l’appui d’une insolite, surprenante manifestation, témoignant de la détermination unitaire de la France : nation toujours prompte à résister, royauté puis république, contre les prétentions impériales – du Saint Empire romain germanique à l’Empire américain, aujourd’hui aux ambitions planétaires. Voici que se dessine une Europe qui sera celle des nations (dont la nôtre) et qui ne sera pas un ramassis de régions menées par un aréopahe anonyme de capitalismes internationaux. Voici que s’installe une monnaie unique, à laquelle nous allons devoir abandonner davantage nos mauvaises habitudes que notre souveraineté de nation. Voici que nous pouvons espérer sortir d’un demi-siècle de servitude volontaire, durant lequel les Européens , riches de leur esprit, de leur culture, de leur travail, n’ont pas encore eu la dignité de revendiquer leur liberté d’assumer leur propre défense.
Notre nation a connu quelques journées d’ivresse autour des pelouses des stades, parce qu’elle a murmuré à chacun : « toi, cries très fort que j’existe dans ton coeur ! J’en ai tant besoin !
L’hégémonie : réalités et conséquences.
Samedi 11 juillet 1998
MEDI. I n°537
L’hégémonie : réalités et conséquences. Fin juin, le Président des Etats-Unis aura rendu une visite de 9 jours à l’Empire du Milieu, la Chine. Voyage peu banal par sa durée et marqué autant par l’état présent du monde que par le rôle que s’y attribue Washington, en conséquence. Là, nul ne conteste la situation résultant de l’effondrement de l’Union soviétique, depuis 1989, ni l’hégémonie potentielle qui a désormais libre cours. Mais nul n’y conteste non plus qu’il faut consolider celle-ci, étendre la puissance américaine, imposer sa domination, briser les résistances, assurer la pérennité d’un sort si heureux. L’Amérique a toujours cru qu’elle était choisie par le destin et que ses intérêts coïncident avec le bon droit universel. Des faits aux conséquences, la translation s’est accomplie avec le plus grand naturel.
Les âmes trop sereines comme les mieux résignées s’égarent également. Toute hégémonie engendre sa propre opposition. Avant même que celle-ci ne s’organise, le Japon, la Chine, la Russie, l’Union européenne, d’autres encore ne vont pas subordonner leurs intérêts à ceux si prompts à se mobiliser depuis Washington. Il n’est donc pas absurde d’apercevoir déjà la fatalité voire le tragique de l’histoire humaine et la nécessité du compromis, même et surtout pour un pouvoir illimité en apparence.
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La visite de Bill Clinton en Chine est révélatrice de l’attitude générale adoptée sans hésitation à Washington et des orientations qui ont été prises. A condition qu’elles ne relèvent pas d’un amateurisme qui se serait cru tout permis, sans danger. Ce qui est possible. Mais tenons-nous d’abord à la lettre des mots.
Conscient ou non de ce qu’il faisait, M. Clinton aurait accompli un surprenant renversement d’alliances, en déclarant soudainement que la Chine était le principal allié des Etats-Unis en Asie, aux dépens du Japon, de l’Inde et de Taïwan. L’énigme serait totale. Il aurait, à la demande de la Chine, exclu le Japon de sa visite présidentielle en Asie. Alors que la Chine, jusqu’ici, considérait que le récent renouvellement du Traité de sécurité américano-japonais lui interdisait toute espérance d’assouplir Washington sur Taïwan et d’éviter l’affirmation de son hégémonie sur l’Asie. Eh bien ! la Chine a obtenu de Clinton qu’il accepte l’absorption de Taïwan, la seule démocratie, représentant 2% de la population chinoise, mais la moitié du produit national de Pékin. Clinton ne soutient plus l’indépendance de Taïwan, ni même la solution des « deux Chines ». L’Inde, une autre et immense démocratie, aura découvert, elle, que les Etats-Unis sont devenus « l’allié stratégique » du pays qui menace son intégrité, au point qu’elle s’est lancée dans l’escalade nucléaire, alors que la Chine approvisionne le Pakistan dans la même escalade. Taïwan, le Japon, l’Inde ont été lâchés de façon inexplicable, soit pour punir les deux derniers de leur politique économique et militaire, soit, dans le cas de Taïwan, comme cadeau américain au nouveau compagnon chinois et à son marché d’un milliard de consommateurs potentiels. Au Japon d’assurer seul désormais sa sécurité, de même pour Taïwan. A la Russie d’accepter la pression de l’OTAN sur ses frontières ouest, mais encore cette nouvelle alliance sino-américaine à l’est, à son revers. Evidemment, Madeleine Albright a été dépêchée à Tokyo pour affirmer « l’indéfectible amitié » entre les Etats-Unis et le Japon, tout en multipliant les embrassades et les pressions. A Taïwan, un envoyé américain est venu soutenir que rien n’était changé, depuis le récent sommet. Le Président Clinton avait-il besoin, pour sa situation intérieure et personnelle, si compromise, de gestes à ce point dramatiques, d’une gravité qu’il ne saisit peut-être point, écrit un journaliste américain ? La Chine, elle, n’aura rien donné, rien promis, sauf un « show » télévisé des deux Présidents.
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L’axe Washington-Pékin serait-il la nouvelle forme d’un hégémonisme, partagé entre deux Etats, dont il est le penchant naturel ? L’Asie doit-elle redouter cette combinaison d’influences qui va restreindre encore plus ses espaces de liberté ? Les élections de novembre, aux Etats-Unis -sans trop d’argent chinois, on l’espère !- et le talent clintonien pour les coups médiatiques expliquent-ils à eux seuls les manifestations de ce surprenant voyage ? Le Président Jiang Zemin avait-il besoin d’être consolidé comme une sorte de Gorbatchev que la Chine se serait donnée pour sauver son communisme ? Plus platement encore, faut-il croire que tous ces flonflons de compliments présidentiels s’effaceront très vite, comme bien des commentateurs le pensent, aux Etats-Unis ? Les dossiers sérieux demeureraient : les transferts illicites en Chine de la technologie américaine de l’espace, la réticence de la Chine à abaisser ses barrières douanières pour entrer dans l’Organisation mondiale du commerce, son entêtement à ne pas renoncer à l’usage de la force pour contraindre Taïwan.
Faut-il conclure que l’hégémonie a encore devant elle un vaste champ d’inconséquences qui serviraient, mais provisoirement seulement, de divertissements anodins ?
L’Histoire, cette obstinée.
Samedi 4 juillet 1998
Medi n° 536
L’Histoire, cette obstinée. Voici peu, je déjeunais avec deux amis, l’un Français, l’autre Algérien. Ils ne se connaissaient pas encore.
-« L’Algérie, dit le dernier, ce pays va imploser superbement !
-« Vous voulez dire que les troubles vont y être encore plus graves ? interroge le premier.
-« Mais non ! rétorque l’Algérien. Les capacités immenses du pays, toutes ses potentialités vont se révéler incessamment en une éblouissante réussite, une fantastique illumination. C’est évident ! »
On voudrait qu’il puisse convaincre, malgré les jours qui suivirent et les réalités cruelles qui demeurent. .
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Quand j’écrivis, en 1985, « Maghreb à l’ombre de ses mains », c’est-à-dire de son seul dénuement face à l’implacable soleil, je notais : « L’Algérie, c’est l’Algérie ! aurait pu dire le Général de Gaulle. Il aurait ainsi, d’une banalité, consacré l’effort d’un peuple vers l’identité et la confiance en lui-même. » L’Histoire, moins on la consulte et moins on la respecte, plus on veut imposer les artifices de sa re-création, alors la souche du vieil arbre résiste et les oiseaux y viennent chanter comme toujours. Sur cette rive de la Méditerranée, cette île, entre deux immensités -la mer et le désert- aura connu les mêmes épreuves et déchirements, antiques et modernes, que les Balkans où la vérité des peuples renaît, indestructible, avec le printemps. Rude et évident démenti infligé finalement à tous les donneurs de leçons, à tous les totalitaires du prêt-à-penser et du prêt-à-porter. Le drame qui guette l’Algérie, trente cinq ans après s’être rêvée et proclamée unitaire, est celui de multiples déchirures qui se sont agrandies et dans lesquelles les pires désordres se sont glissés et ne veulent plus lâcher prise, au point d’émietter le pays. Plus fédéral et moins absolutiste, peut-être aurait-il préservé ces potentialités évoquées par mon convive, et favorisé leur épanouissement.
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Les Kabyles, la Kabylie dont l’esprit de résistance est, sans conteste, un fait historique, partenaires du jeune Etat unitaire algérien, considèrent qu’ils n’y sont ni entendus, ni respectés dans leur trame et leur âme, mais menacés désormais dans ce qu’on appelle de notre temps leur culture, c’est-à-dire plus simplement leur identité. Ils le crient jusque dans les rues d’Alger, agressés et agresseurs de l’ordre public, et aussi dans les rues de Paris ou de Marseille. L’absolutisme d’un pouvoir militaire et celui d’un islamisme virulent, en lutte pour la conquête du pouvoir, leur paraissent s’être conjugués, du moins pour les anéantir jusque dans leurs plus profondes racines, tentative toujours renaissante et toujours repoussée jusqu’ici. Nier leur langue, leur en imposer une autre qui aurait désormais l’exclusivité, est éprouvé de Tizi-Ouzou à Annaba, de Béjaia à Tamanrasset et au-delà, comme le meurtre d’une identité, d’une mémoire, un sacrilège commis sur un chemin de servitude. L’assassinat le 26 mai 1993 de Tahar Djaout, homme de lettres et jeudi 25 juin 1998, celui de Lounès Matoub, poète-chanteur, sont, quels qu’en soient les auteurs et les profiteurs, d’intolérables menaces et défis exercés au coeur même de la communauté, la plus vieille que l’histoire ait connu ici, recrue de résistances et de sacrifices. Que la langue berbère, le tamazight, soit aussi visée que la langue française, par l’offensive du gouvernement militaire, alignée sur celle de la rébellion islamiste, est une évidence. Les Berbères ont pu penser, un temps, que l’exclusion du français leur permettrait de mieux faire reconnaître leur propre langue dans l’Etat algérien. Ils savent aujourd’hui que ce calcul n’était pas bon, s’il a existé. Mais ils sont désormais en cause, et totalement sur place, indissolublement. Alors que la tolérance, fondamentale comme plurielle, s’est éloignée des perspectives algériennes modernes. Le pluralisme est une vertu trop rare pour être assidûment pratiqué dans toutes les disciplines d’une vie collective et nationale, à ce qu’il semble.
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Pour le français, qui a tenu tant de place en Algérie pendant près de deux siècles, on verra bien ce que les nécessités de la vie internationale, les relations euro-méditerranéennes feront de lui désormais, dans les rapports d’Alger avec Paris. « Pour que les deux pays s’entendent, disait naguère Georges Pompidou, il leur faudrait désormais manifester plus d’indifférence ». Si notre langue est indifférente à l’Algérie, il est à parier que ce pays le deviendra pour nous. Le voeu de Georges Pompidou sera réalisé, très au-delà du bon sens qu’il exprimait. Si l’Algérie veut impressionner la France, elle voit très juste : avec une grande sûreté, elle blesse un pays dans ce qui compte surtout pour lui, sa spécificité d’esprit, l’enseignement de sa langue, la présence de sa culture.
Reste aux uns comme aux autres à choisir et à s’engager sur le chemin de la réussite. On le saura assez vite en consultant Internet ou le réseau encore plus sublime qui lui succédera.
Les banalités mineures.
Samedi 27 juin 1998
MEDI. I n°535
Les banalités mineures de l’existence, s’accumulant, s’élèvent au point qu’on s’inquiète : Sommes-nous encore tolérants ? Est-ce une attitude honorable de l’être ? Jugeons-en, à partir de quelques exemples. Dimanche dernier, 21 juin, la fête des pères, succédant à celle des mères, du 7 juin, durant lesquelles l’amour filial épaule le commerce dont la vocation est d’abord d’utiliser les bons sentiments, l’attention était mobilisée par le Mondial, ses gloires et ses débordements. Mais à Brest, la nation, la marine et d’innombrables coeurs, affligés et émus, rendaient les honneurs à Eric Tabarly, qui nous en fit beaucoup. Ce pouvait être grandiose ; ce fut fervent, donc magnifique. L’insolite se produisit. L’épouse du grand marin disparu s’adressa, pour lui, à la France, à nous tous. Même pas cinq minutes d’un fantastique message. Jacqueline Tabarly parla sans note, présence et parole si totalement véridiques que la médiocrité, la vulgarité de notre civilisation du spectacle avaient subitement disparu des écrans et des ondes. Mais cinq minutes, c’était trop ! Les machines à décerveler -télé, radio, presse- veillaient au plus près, pour découper, raccourcir, mutiler : la veuve émouvante, éblouissante, avait mêlé le destin national à celui de l’homme qu’elle aimait. Le lamentable naturel de l’information était revenu au pas de charge, pour gommer cette énorme rature de ses journaux du soir ou du matin.
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Nous, dans la liberté de notre insignifiance, garderons la mémoire de ce visage à peine entrevu et de ces paroles échappées à l’habituelle moulinette. La gloire de notre banalité -« citoyenne », n’est-ce-pas ?- ce sont les clameurs et les ivresses du foot. Cela aussi nous le méritons et les réflexions qu’elles provoquent peut-être en nous. Que nous sommes vulnérables et fragiles ! D’où la vague de la pensée unique, du politiquement correct, de tout ce fatras accumulé par les petits maîtres d’un peuple qui s’est rêvé le plus intelligent de la terre et qui s’est abandonné à des totalitaires de pacotille qui édictent qu’il faut penser, juger, applaudir et condamner comme eux. Depuis les observatoires où ils se tiennent, ils imposent au bon peuple la bienséance selon les évangiles de leurs intolérances. Ce bon peuple, qui a encore le sens des convenances, s’ausculte silencieusement pour discerner s’il serait devenu à ce point anormal, par rapport à la pensée dominante. Celle-ci choisit pour lui les thèmes, les motions, et l’encadrement conceptuel. Sans doute tarde-t-il à se rendre compte que la pensée unique ou dominante n’est que la redoute du conformisme, soigneusement édifiée par les bénéficiaires des inégalités, jamais en retard pour dire le bon droit.
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De juin à juillet, se déroule à Rome une conférence politique convoquée par l’ONU pour l’établissement d’un Tribunal international et permanent, qui prendrait le nom de Cour criminelle internationale (CCI). Depuis trois ans, les politiques et les juristes travaillent sur ce projet, auquel sont associées les ONG (Organisations non gouvernementales). Le trafic international de la drogue et le terrorisme ont été exclus. On s’est cantonné aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité. Alors que le « machin » -l’ONU- risque de produire un tribunal aussi peu efficace que lui-même, d’entrée de jeu, les Etats-Unis, la Chine, la Russie et… la France ont manifesté d’extrêmes réticences. Car le tribunal ferait de l’ombre au Conseil de Sécurité, celui-ci devant pouvoir mettre son veto à la saisine de la Cour. La France, « patrie des droits de l’homme », assumerait-elle vraiment pareille attitude ? Pourquoi ? On ose à peine articuler la vraie raison. Parce qu’elle (ses politiques) a engagé ses militaires sur des théâtres extérieurs, dans des opérations de maintien de la paix, sans définir, vis-à-vis d’eux et tous autres, les responsabilités qu’elle prenait face à un tribunal international éventuel, qu’il faudrait aussi assister dans ses opérations de police. Commander, même pour le pouvoir politique, ce n’est pas rester dans le vague. On l’a vu en Bosnie, au Rouanda. On va le voir au Kosovo peut-être, si la tragique farce actuelle ne se prolonge pas, comme vraisemblable. En tout cas, notre « grande muette » regimbe bruyamment. « France, mère des arts, des armes et des lois », n’est-il pas temps de te mettre au net, loin des bruits de fer blanc ?
Dans les banalités mineures de nos existences, constatons que la globalisation de l’économie de marché a entraîné, aussi et forcément, celle de la pègre, prompte à s’adapter. Et constatant qu’en Corse l’ex-majorité aura été d’une extrême complaisance avec celle-ci. Il aura fallu qu’un préfet fut assassiné pour que le Pouvoir réagisse. Comme il aura fallu le sacrifice d’un maréchal des logis de la gendarmerie pour qu’on s’émeuve enfin de la brutalité, qui suinte de partout dans nos sociétés, plus promptes à la camoufler, voire même à la justifier, qu’à l’endiguer.
Serrés du portefeuille.
Samedi 20 juin 1998
MEDI. I n°534
Serrés du portefeuille, nombreux Etats semblent l’être, alors que les places boursières ont été euphoriques. Jusqu’à quand ? L’incertitude est la règle du genre. Pourtant les relations internationales ont été éloquentes, en ce premier semestre de l’année. Philippe Grasset le souligne, dans son excellente revue « de défensa »: l’euro face à l’Amérique, avec les bombes nucléaires indiennes et pakistanaises, annoncent de grands changements, dans l’ordre mondial. Disons plutôt ce désordre qui révèle « l’irresponsabilité des plus puissants dans la conduite de ce qu’ils prétendent être un « empire » et qui est tout juste une addition de zones d’influence livrées au profit et à l’anarchie… » Il ne suffit pas, en effet, qu’une masse énorme « impose des contraintes et des tensions au reste du monde, sans se préoccuper une seconde de tracer un schéma ou une orientation acceptable ». Telle se comporte l’Amérique de Clinton, bousculée par les initiatives nucléaires de l’Inde et du Pakistan. Quelle défaite !
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Récemment (n°532 : « La loi en Méditerranée »), je décrivais la volonté d’une présence cynique pour contrôler les sources d’énergie, plus attentive à utiliser les conflits qu’à les régler. La zone du Moyen-Orient et de l’Asie centrale n’est certes pas à la noce. Entre 10 à 15 dollars, le baril de pétrole a, de fait, rejoint son niveau de 4 dollars en 1973. Les pays producteurs (de gaz et de pétrole) affirment bien qu’ils vont réduire leurs capacités pour soutenir les cours. Les prix ne s’effondrent que davantage. Les bonnes résolutions de l’Arabie Saoudite, du Venezuela et du Mexique, le 4 juin, à Amsterdam, de limiter à 450.000 barils / jour leurs productions ont été inopérantes avant même d’être appliquées en juillet. Les réunions s’échelonneront de Vienne à Ryad, en juin, entre pays, dans et hors OPEP, faisant tous grise mine, même s’ils se résignent à une élémentaire discipline. Le baril valait 22 dollars en Octobre ! Les Emirats du Golfe, l’Arabie Saoudite, l’Iran, envisagent lugubrement leurs budgets rétrécis, leurs citoyens, naguère gâtés, réduits à la portion congrue, leurs économies à peine diversifiées après des années de facilité, leurs bureaucraties pléthoriques, leurs régimes autocratiques redoutant les élections qui leur seront réclamées. Les six monarchies arabes du Golfe tirent du pétrole 70 à 80% de leurs revenus. Il n’est que temps qu’elles s’inquiètent de diversifier leurs activités. En Arabie Saoudite, la royauté est ouvertement blâmée d’avoir gaspillé des milliards de dollars en achats d’armes essentiellement aux Etats-Unis. On prévoit -universelle pensée- de privatiser ce qu’on pourra de l’industrie, des télécommunications, de l’agriculture, des transports. Au Koweït, où tous les actes de la vie ont été subventionnés, il faudra bien faire un peu pénitence. Bahreïn, qui n’est pas riche en pétrole, aura, avant tous les autres, attiré de l’extérieur quelques industries et services financiers. Mais, quelques mois encore à 12 dollars le baril et les Trésors publics seront à sec, même si les placements en Occident sont toujours confortables, pour de richissimes particuliers et dirigeants.
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Un autre Etat vient d’annoncer qu’il serait désormais, pour d’éminentes raisons, serré du portefeuille. A Cardiff, les 15 et 16 juin, au Sommet des Quinze membres de l’Union Européenne, le Chancelier Kohl a exigé que le texte final, quasiment vide de certitudes sinon d’intentions, lui donne acte que le partage du fardeau du budget communautaire devrait être plus équitable, comme souhaité par plusieurs partenaires. « Certains Etats membres s’y sont opposés ». Bonn réclame une baisse d’un tiers de sa contribution nette à l’Union (elle est de 70 milliards de francs par an). Ce serait l’application modérée du principe énoncé en d’autres temps par Margaret Thatcher : « Je veux retrouver, par les aides reçues, mon argent donné au budget communautaire ». « I want my money back », selon la concision anglaise. De fait, M. Kohl est à quatre mois d’élections qui lui donneraient un cinquième mandat de Chancelier. Son pays s’est libéré du passé. Le fédéralisme en Europe lui paraît dès lors moins nécessaire. Sa souveraineté nationale et régionale a retrouvé toutes ses vertus et ne doit pas être grignotée par un carré de supranationaux retranchés à Bruxelles, dans leurs lubies contre les nations. Or, la réalité allemande est de taille. Son premier avertissement sera désormais de compter âprement ses sous.
Dernière et provisoire notation sur l’endémique pingrerie internationale, prospérant avec une crise monétaire qui couve comme une mauvaise fièvre. L’Asie, y compris la Chine, n’a sans doute pas fini de payer ses imprudences et ses vantardises. Les Occidentaux, qui l’ont beaucoup financée, ne désespèrent pas de racheter les bons morceaux à des prix de braderie. D’autre part, les Etats-Unis resteront-ils à l’abri des déconfitures du Japon, qui y a placé tant d’argent ? L’économie, on commence à le soupçonner, n’est pas une science exacte. Car si l’on en connaît à peu près tous les facteurs, on ignore encore leurs poids et leurs multiples interactions.
Le monde de l’après-guerre froide inspire plus le sentiment de désordres égoïstes que celui d’une solidarité lumineusement organisée.
Aux Balkans, non plus.
Samedi 13 juin 1998
MEDI. I n°533
Aux Balkans, non plus, on n’en finit pas d’attendre les paroles décisives (et les actes !) dont l’Empire planétaire s’est réservé l’exclusivité. Comme au Proche-Orient, où Madame Madeleine Albright, sa représentante, est supposée devoir dicter, incessamment, dru et ferme. Mais la réalité sera moins imminente et moins certaine. Parce que le bon géant, plus tutélaire que ceux du Mondial -Ho, Moussa, Pablo et Roméo- est aussi empêtré mais plus naturellement cynique. La dégradation des situations sous son contrôle ne l’affecte guère, car son but n’est pas d’apaiser mais de régner sur les divisions. Les drames des malheureuses populations importent peu. Ils sont endémiques, résurgents et ne surprennent guère. Ainsi du Kosovo, (11.OOO km2), où ils sont fatals depuis plusieurs années, dans cette province « autonome » d’une République serbe ; 90% d’Albanais peuplent cette dépendance aux quelques millions d’habitants. Belgrade lui a retiré en 1989 son autonomie, reconnue en 1974. Depuis 1992, le chaudron de l’indépendance est en ébullition et la répression serbe, féroce. La communauté internationale, atlantique, européenne – que sais-je ! ne pouvait l’ignorer. Comme elle s’est exercée, cinq ans auparavant, en Bosnie-Herzégovine, « la purification ethnique » menée par les Serbes a repris maintenant au Kosovo, au vu et au su de cette communauté. Bombardements, incendies, meurtres, pitoyables fuyards sur les chemins de montagne, les bandes d’actualité déroulent à nouveau le sinistre scénario.
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Alors les représentants des Etats européens confabulent en accéléré, cinq réunions cette semaine, une peut-être encore aujourd’hui. Le représentant spécial du Président américain, le trop médiatique Richard Hollbrooke, pensait avoir imposé, sous la menace de sanctions économiques, au Président serbe Milosévic de s’entendre avec Ibrahim Rugova, champion de la résistance des Kosovars. Les sanctions esquissées furent levées et l’épuration s’étendit à grande échelle. Clinton s’est ainsi fait rouler, après cette phrase historique : « La Bosnie ne doit pas recommencer et ne recommencera pas ».
Qu’est-ce qui inhibe ce Président, ainsi ficelé ? Premièrement, pour lui « il n’y a pas péril en la demeure ». Deuxièmement, s’il s’est contenté jusqu’ici d’une réponse mollassonne à la purification ethnique qu’il abhorre, c’est parce qu’il redoute de recourir aux moyens militaires. Son conseiller à la sécurité nationale, Sandy Berger, qui s’est si fâcheusement illustré dans la dernière expédition avortée contre l’Irak, a déclaré platement lundi, que l’usage de la force « n’était pas sur la table ». Pourquoi la superpuissance paraît-elle se défiler ? Le Pentagone estime que 8.500 hommes en Bosnie (excusez du peu) et des milliers autour de l’Irak, c’est presque trop. Le Congrès voudrait-il se montrer plus généreux pour une autre intervention ? Il faudrait d’abord saisir l’opinion, lui expliquer que laisser la violence submerger le Kosovo, c’est aussi ébranler l’équilibre fragile de la paix en Bosnie et secouer la Bulgarie, la Macédoine, la Grèce, la Turquie et l’Albanie, qui sort à peine d’une anarchie d’une année. « Parlez, parlez, M. le Président ! »
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Refrain repris en choeur par ses collègues en Europe. L’Anglais Blair, qui préside encore pour deux semaines le Conseil de l’Union Européenne. L’Allemand Kohl, qui ne veut pas accueillir une nouvelle vague de réfugiés balkaniques, avec ses élections en septembre. Il a profité cette semaine de la visite que lui faisait Boris Elstine afin de recevoir un certificat de bonne conduite économique, pour lui conseiller de ne plus couvrir de son manteau l’insupportable et indéfendable Milosevic. Le haut représentant civil en Bosnie, Carlos Westendorp ne qualifie-t-il pas celui-ci « d’homme absolument amoral » ? M. Chirac a demandé que la communauté internationale soit « très ferme » à l’égard de la Serbie, envisageant même une action militaire de l’OTAN qui serait « décidée par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies », notons cette précision. Le porte-parole du département d’Etat américain, James Rubin, à la si superbe diction, a affirmé que Washington « n’excluait pas une option militaire et travaillait activement avec ses alliés de l’OTAN » pour sortir de la crise. En visite officielle à Lisbonne, mardi, M. Jospin s’est exprimé dans le même sens, avec moins de laconisme : « La France participe de près aux travaux, aux études et à l’examen des hypothèses, y compris d’intervention militaire, auxquels l’Alliance atlantique et les organismes de l’OTAN procèdent depuis plusieurs semaines… Elle est prête à prendre toute sa part de toute réplique nécessaire pour éviter que ne se reproduise… au Kosovo… une tragédie dont nous avons fait l’expérience dans l’ex-Yougoslavie ». Ces déclarations reçoivent de nos jours l’appellation générique de « gesticulations verbales ». Elles auraient été bienvenues plus tôt, avant que les horreurs, si prévisibles, ne se soient déclenchées. Elles auraient pu, alors, être efficaces. Maintenant, on va probablement annoncer le survol du théâtre tragique par les avions de l’OTAN. Cela ne vous rappelle rien ? A Milosevic, certainement oui, car la dernière fois, ces survols lui ont laissé, pendant des années, les mains libres dans la poursuite de ses sinistres entreprises. Le 15 et le 16 juin, l’Union Européenne se réunit à Cardiff. Sait-elle que le Kosovo est aussi de sa responsabilité ?
La loi en Méditerranée.
Samedi 6 juin 1998
MEDI. I n°532
La loi en Méditerranée : qui la conçoit et l’impose ? La réponse à cette simple question éclaire toutes les autres réalités. Les Etats-Unis y détiennent le pouvoir fondamental. Non par le hasard et la fatalité. Mais par une volonté, délibérée dès 1942, pour des raisons de stratégie militaire, résultant de la II° guerre mondiale et de ses suites. Depuis 1990, le contrôle direct ou indirect de sources d’énergie, jusqu’au coeur de l’Asie, est devenu une exigence qui désormais impose aux Etats-Unis de contrôler et de régenter plus que jamais la Méditerranée. Qu’importe le mobile, dira-t-on. Plus d’un demi-siècle déjà, rien ne s’est produit dans cette zone qui n’ait été provoqué, utilisé, réglé par Washington. Autant en avoir une claire conscience. Faire abstraction de cette présence durable et pesante, ne considérer qu’une spécificité régionale relèverait de la naïveté ou de l’hypocrisie.
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A Palerme, les 3 et 4 juin, les quinze Etats de l’Union Européenne et les douze pays de la rive sud ont à nouveau tenu une réunion ministérielle, suite normale à leur conférence de Barcelone en novembre 1995. Il leur avait fallu alors une belle ténacité pour échapper à une présence américaine trop visible et affirmer un partenariat euro-méditerranéen visant à « garantir la paix, la stabilité, la prospérité » autour de cette mer. A donner aussi la priorité au libre-échange et à la libéralisation économique, en général. On avait supposé que la détente politique viendrait de surcroît. Pourquoi ne pas l’espérer ? Mais en juin 1998, trois ans après, de l’extérieur, l’essentiel a pesé sur les travaux de la réunion ministérielle : le sabotage d’une paix au Proche-Orient s’est poursuivi, sans que Washington s’en émeuve, à moins qu’il ne s’en réjouisse ; les Etats arabes ont été incapables de former une réponse commune, ni même de se réunir préalablement, Clinton leur demandant de différer ces velléités dans l’attente des orientations qu’il pourrait prendre. Dans le même temps, les navires de commerce américains animent le port de Tripoli (Libye), les hommes d’affaires américains réclament l’exclusivité, avant l’arrivée imminente de concurrents, comme si le blocus allait être levé incessamment, et le Colonel Kadafi s’est rendu au Tchad dans un grand déploiement d’avions interdits. La Libye a été exclue, rappelons-le, du partenariat euro-méditerranéen, pour ne pas offenser les Etats-Unis. Le cynisme et les intérêts vont de pair, on le voit.
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Simultanément, en mai dernier, l’amiral américain Lopez, commandant en chef d’AFSOUTH (Commandement sud de l’OTAN) déclarait, sans ambages, que la stratégie américaine, dotée d’un « Nouveau Concept », se déplaçait de l’axe Ouest-Est, en Europe à l’axe Nord-Sud, en Méditerranée. Quand on pense que l’été dernier, les Européens et surtout les Français demandaient (sans grand espoir) que le commandement du Sud de l’OTAN leur soit bien légitimement attribué! Le débat sur une zone-clé capitale pour l’Europe (la Méditerranée) était déjà réglé au profit des Etats-Unis et de leurs nouvelles orientations stratégiques. Exit l’Europe d’une donnée essentielle à sa propre sécurité. L’Amiral Lopez n’est pas peu clair : « l’instabilité pousse le flanc sud à l’avant-plan du Concept Stratégique qui est en train d’apparaître au sein de l’Alliance », concept qui englobe le Maghreb, l’Egypte, Israël et le Proche-Orient, jusqu’à l’Asie. Après l’expansion de l’OTAN vers l’Est, celle vers le Sud est en route. La conférence euro-méditerranéenne n’est admise que si elle concoure à la présence des Etats-Unis en Méditerranée, par OTAN interposée. L’instable, l’imprévisible méditerranéen a remplacé, dans les calculs de l’OTAN américaine, la présence, hier obsédante, de l’URSS. Le fondamentalisme musulman sera, lui, utilisé, en fonction des circonstances, l’indispensable étant de dominer et régler les crises en Méditerranée.
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Evidemment, la concurrence nucléaire entre l’Inde et Pakistan, qui, dans ses phases les plus récentes, aurait échappé à la surveillance des moyens de détection de « Big Brother », pousse désormais l’Amérique à se renforcer en Méditerranée et à en arbitrer les désordres. La politique et le pétrole, le moyen et le besoin, en attendant mieux de la science, déterminent la superpuissance à ne pas se montrer regardante sur les méthodes et les instruments.
On n’en appréciera que davantage, dans une zone si exclusivement réservée, toutes les tentatives, faites « à la marge », pour affirmer les chances de volontés autonomes, voire de quelque subtilité manoeuvrière: le partenariat euro-méditerranéen peut-être; ou le règlement par le Maroc de l’affaire du Sahara occidental, en y réinsérant tout naturellement les Etats membres de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine), capables d’acquiescer sans formalisme à une conclusion qui va de soi. Les observateurs extérieurs ont donné à la visite officielle du Roi Hassan II en Egypte, fin mai, une perspective dépassant celle des communiqués qui ont été produits.
Averroès : l’indispensable.
Samedi 30 mai 1998
MEDI. I n°531
Averroès : l’indispensable. Il naquit à Cordoue au XII° siècle, en 1126 (en l’an 520 du calendrier musulman) et mourut à Marrakech en 1198 (le 9 safar 595). La présente année est donc un anniversaire, propice à la commémoration et à un examen objectif, huit siècles après sa mort. Nombreux lui gardent une place éminente dans l’histoire de l’humanité et nombreux aussi ignorent tout de la signification de son parcours, au sein de l’Islam. Mais ils peuvent éprouver, en eux-mêmes, combien il est resté indispensable à la dignité de la personne et rare, à tout jamais, dans les tumultes du passé.
En 1997, « Le Destin », film ambitieux du cinéaste égyptien Youssef Chahine, aussi schématique qu’il fût, reçut le grand prix du cinquantenaire du Festival de Cannes. C’était un acte de courage et un manifeste pour l’esprit de tolérance religieuse et philosophique; le même, en quelque sorte. Alors que les fureurs confessionnelles parcourent le monde musulman, qu’entre l’Islam de Khomeiny et celui des Taliban l’affirmation doctrinale et l’excès politique vont de pair, il n’est pas inutile, il est même indispensable d’évoquer le parcours d’un rationaliste en Islam, trop rare et si lointain. Salman Rushdie, contemporain fragile, cité par Roger Arnaldez, membre éminent de l’Institut de France, n’a-t-il pas osé affirmer : »N’est-il pas temps de relever la bannière d’Averroès ? N’est-il pas temps de dire que, de nos jours, de telles idées conviennent à tout le monde ? » On le voudrait pour la liberté et la responsabilité des croyants en la religion de Mahomet.
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Tout est remarquable et unique dans la course humaine d’Averroès. Il fut certes, comme on l’était jadis, un privilégié de l’esprit et de la culture. Grand cadi de Séville et de Cordoue, où sa famille était déjà influente auprès des califes almoravides puis almohades, qui affirmèrent l’Union du Maroc et de l’Espagne, il ne fut ni un intégriste, ni un martyr, mais simplement un juge, un médecin et un philosophe. Philosophe et théologien, il fut, il est désormais un commentateur d’Aristote qui vécut 16 siècles avant lui. Il en fut l’héritier brillant et développa son apport rationaliste qui n’a cessé d’éclairer la communauté des esprits. Pour Averroès, croire en Allah et en la raison allait de soi. Il se trouva même des califes pour l’entendre, accepter ses conseils et ses soins, puisqu’il fut le médecin d’Abou Yacoub Youssouf et de son successeur, en dépit de cabales religieuses, jamais découragées. Il mourut à Marrakech en 1198 et ses funérailles, un an plus tard, eurent lieu à Cordoue. Sa course matérielle une fois terminée, l’autre, celle du rayonnement, de l’influence, de son message, comme on dit aujourd’hui, commençait. Les musulmans ont, semble-t-il, préféré voir en lui le témoignage historique d’un homme de valeur et de mesure, illustrant les riches heures de l’Espagne musulmane et du Maghreb. Mais si les fondamentalistes, passés ou contemporains, ont gommé la forte originalité de leur frère dans l’umma musulmane, Averroès fut enseigné trois siècles durant par l’Université de Paris, malgré les critiques (et les emprunts) de Saint Thomas d’Aquin, jusqu’au rejet de ses théories par le Pape Léon X. Ernest Renan lui rendit justice au XIX° siècle, par sa thèse de doctorat sur « Averroès et l’averroïsme » où tout est dit sur l’homme, sa philosophie et son rayon de lumière.
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Croire en Allah et la raison est-ce un acte inouï ou une attitude naturelle ? Evidemment, je suis porté à croire à cette dernière affirmation, tant elle me paraît traduire une exigence de l’esprit, qui renforce l’acte de foi lui-même. Je lisais récemment la recension de tous les apports de la civilisation musulmane aux progrès de l’humanité. Immense brassée scientifique au Moyen âge, du VIII° au XII° siècle, où le savoir arabe fut vraiment héritier, de Bagdad à Cordoue, de la science grecque : astronomie, mathématiques, algèbre, trigonométrie, médecine (dont Averroès). La philosophie arabe, jusqu’à la Renaissance, influença profondément l’Occident. Averroès encore , lui apporte son plus grand épanouissement et ses conquêtes les plus neuves. En Italie, du XIV° au XVI° siècle, l’école de Padoue répand l’averroïsme, dont les oeuvres sont traduites dans tout l’Occident, pénétrant même la philosophie juive. Et comment ne pas évoquer Ibn Khaldoun, au XIV° siècle, et sa philosophie de l’histoire qui l’a fait surnommer le « Montesquieu arabe », par son rationalisme et son sens des lois générales ?
A l’heure où il est évident qu’avec le III° millénaire l’Islam continuera d’occuper le devant de la scène, il n’ est pas inutile de lui nommer ceux qui l’y ont jadis aidé. L’actualité d’Averroès, sa mesure éclairée et son optimisme en la raison nous rappellent que la fureur actuelle du monde arabe tient moins dans ses tensions naturelles qu’elle n’est le produit de violences d’origine extérieure qui, depuis plusieurs siècles, lui ont fait perdre l’espérance et la sérénité. Une sorte de servitude involontaire qui l’aura privé des joies d’une réflexion tolérante, propice à tout progrès des convictions et des talents humains.
Au regard d’une petite éternité.
Samedi 23 mai 1998
MEDI. I n°530
Au regard d’une petite éternité, il est temps que s’achève, avec le mois, la commémoration de mai 1968. Cette commémoration d’une somme de vantardises, d’erreurs et de frustrations, sur soi-même et les autres, d’actes manqués et de rêves mal calculés, d’aventures imprévues et de suites incertaines. Trente ans après, l’histoire se refait un visage, comme une vieille cocotte qui croit que les miracles de la chirurgie esthétique ne laissent que des traces heureuses. Juste après le procès Papon, qui fut la foire aux héroïsmes comme il en est une des vanités, la dose infligée en mai 1998 fut trop forte pour que le tournis n’en devint pas suspect. Dans ce fatras, bousculé au son trop insistant du tambourin, au point d’en crever, où sont notre réalité, notre vérité si possible, notre choix au moins ?
Tandis que la vie politique se réduit à la farce d’équipes, vieillies sous le harnois, installées dans leurs aises de fonction et convaincues encore qu’elles disposent de l’impunité de ne jamais en rendre compte, tandis que les septuagénaires, les sexagénaires, les quinquagénaires n’en finissent pas de dérouler les fables de leurs ambitions et de leurs médiocrités, rien n’assure que l’heure des quadragénaires aurait déjà sonné. Sinon pour la même insignifiance et le même stupéfiant culot. L’authentique se fait si rare qu’il faut sauter les générations, avec l’espérance que les plus neuves auront du plomb dans la cervelle et feront à la République le don d’être modestes et sincères.
Le hasard des lectures, cette semaine, dans la bousculade des pluriels si commodes à la majorité et à son opposition, m’a mené à la rencontre de trois témoignages d’hommes de culture qui, parfois, éclairent le passé et le futur, mieux que ne le feront les communiqués des secrétaires généraux et présidents des partis, qui s’en révèlent bien incapables.
L’un est mon aîné de vingt ans, Julien Green. L’autre, à peu près mon contemporain, Michel Déon. Le troisième : benjamin de 15 ans, Philippe Sollers. Dans cette glane inopinée, au vent de la semaine, Michel Tournier me manque, mais rien de lui ne m ‘est tombé sous la main ; ses provocations désinvoltes auraient été les bienvenues.
***
Bientôt centenaire, Julien Green plonge chaque jour dans sa vérité et par conséquent dans les nôtres, avec son inépuisable éphéméride. Mais il affirme : « La seule chose qui compte, c’est l’amour ». L’unité de sa vie est dans les tourments et dans une seule certitude. Un homme libéré nous parle de sa propre libération, d’un siècle qu’il a aimé plus que tout autre, alors que « la fièvre de paraître, de nos jours, a tué l’être… l’information à tout prix détruit le silence intérieur sans quoi toute action est du théâtre. » Lumineuse solitude de Julien Green dans cette longue course vers soi-même.
Michel Déon, académicien, s’est, lui, en politique « réfugié dans l’utopie: je suis monarchiste, un drôle de monarchiste qui refuse les Orléans et remet sur le trône le Bourbon d’Espagne. Je ne verrai pas ça et, au moins, je ne serai pas déçu ». L’homme de lettres, qui vit depuis longtemps hors de France, raconte les incohérences de mai 1968, qui se terminent en réponse par l’élection d’une chambre gaulliste introuvable. Les commentaires aujourd’hui ne s’y attardent guère et pourtant quel éclairage sur une France moins superficielle, et peut-être profonde ! Et Sartre, « le spectacle d’un philosophe qui déraille dans la politique et finit par être le principal soutien et propagateur d’une idéologie totalement contraire à son message libertaire ». Quant au nouvel ordre moral qui règne dans les milieux politiques et intellectuels, « une grande campagne de crétinisation est en route. Quand il n’y aura plus que des crétins, les gouvernements auront la tâche facile. C’est très ingénieux ».
Avec Philippe Sollers, sur le thème « l’art et la politique, « en compagnie de Delacroix, Hugo, Lamartine, Chateaubriand et Lautréamont, artistes de l’ « extraordinaire XIX° siècle qui s’achève sans doute sous nos yeux dans la commémoration grisâtre de Mai 68 », les intellectuels prennent toute leur place : remparts contre la bêtise, vigiles prémonitoires, sémaphores dans le temps et l’espace, perçus de très loin. Echos réconfortants de ce siècle passé, dont l’ardent sanglot « roule d’âge en âge ».
Comment ne pas lire alors un sondage de plus, mais celui-ci étonnant, qui annonce que la jeunesse serait désormais à contre-courant de la « crétinisation » évoquée ci-dessus, réclamant des règles sur la sécurité, la famille, l’immigration, les convenances et contre le conformisme de la pensée unique, cet uniforme des temps dits « modernes ». Le moutonnement de la sottise aurait-il atteint son point de non-retour ?
Les incertitudes chinoises,
Samedi 16 mai 1998
MEDI. I n°529
Les incertitudes chinoises : deux crises viennent, coup sur coup, de les souligner, en quelques mois, à cheval sur l’année 1997 et la suivante, où nous nous tenons : la crise monétaire de l’Asie orientale, dont les ravages se poursuivent, mais dont la Chine s’est jusqu’ici préservée. Et, toute récente, une crise nucléaire, latente depuis 1964, la Chine étant devenue puissance nucléaire. En 1974, dix ans après, l’Inde le devenait à son tour. Le Pakistan y accède désormais, plus de vingt ans après. La compétition est plus évidente que l’intention pacifique.
Ces crises, si contemporaines, soulignent les dangers propres à l’évolution chinoise, depuis la mort en 1976 de Mao Tse Toung, le dernier empereur absolu et tragique de l’immémoriale Chine. La Chine recèle ses propres dangers. Comment en serait-il autrement ? Passant d’une autarcie totale à une volonté d’intégration dans les grands circuits de l’économie occidentale, depuis vingt ans, la Chine, moyenâgeuse à tant d’égards, a choisi de maintenir le pouvoir politique communiste, tant que l’adaptation de l’économie n’aura pas porté ses fruits. Démarche inverse de celle de l’URSS, qui fut moins prudente. D’où, maintenant, une Chine à deux vitesses, celle du capitalisme triomphant, avec déjà des abus évidents, et celle du passé s’attardant dans des poches de pauvreté, d’où la paysannerie misérable essaie de gagner les zones côtières en plein « boom », quand elle y parvient. Pas assez de terres cultivables pour nourrir une population qui, quoique vieillissante, ne cesse de s’accroître (20% de la population mondiale). La croissance à tout prix, les abus d’un capitalisme rouge, en contrôle d’un parti unique à toutes les commandes du profit. Un territoire immense (9 millions , 5 de km2) qui a cependant la certitude de ne pas pouvoir nourrir son monde. La victime de ces symbioses accélérées est évidemment la démocratie. Toute l’Asie, en dépit des habillages, finira bien par s’en plaindre et le redouter. La démocratie n’est pas le moindre goulet d’étranglement, ajouté à tous les autres: infrastructures, recherche et formation professionnelle. Tout s’achète avec une corruption très générale, dans une société devenue plus rétive, où la pauvreté urbaine atteint désormais des chiffres inquiétants, même si le niveau de vie a grimpé depuis la fin des années soixante-dix . Quant au trouble des esprits, nul ne peut en mesurer les effets et les remèdes , sinon que le nationalisme est toujours le meilleur exutoire, aux mains des dirigeants .
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Alors que la Chine cherche à s’intégrer au monde, notamment par les grands organismes internationaux (et spécialement l’Organisation mondiale du Commerce), sa volonté de solitude distante passe pour de la duplicité. Mais la Chine est trop considérable pour que sa situation morale et matérielle n’affecte pas, tôt ou tard, les relations internationales.
Or, elle n’ignore guère que le Pacifique est un lac américain et que sa prétention à y établir une paix chinoise ne peut que se heurter à la garde vigilante de Washington .La protection de la Corée du Sud, celle du Japon, les garanties données à Taïwan contre l’irrédentisme (d’ailleurs discutable) de la Chine sont des obstacles immédiats aux rêves chinois. Depuis 1949, pour la première fois, la Chine populaire est entourée d’Etats qui ne la menacent pas. Cependant sa politique est devenue plus ambitieuse et offensive, allant de la puissance atomique à des capacités de réactions régionales rapides dans les mers voisines (des îles Paracels aux îles Spratleys, contrôlant le détroit de Malacca, passage obligé du trafic international). Avant que la présente crise asiatique n’éclate, la Chine en mutation était loin de la sérénité intérieure et extérieure, notamment pour décider de la place qu’elle prendrait forcément dans la régionalisation de l’Asie. Elle commençait à croire à l’invincibilité du modèle de croissance asiatique et n’avait pas vu, comme tant d’autres, qu’une crise monétaire implacable était au bout de ce chemin. Sans doute parce que, toute caporalisée qu’elle fût, elle s’était permis les mêmes libertés, les mêmes opacités bancaires, dans l’investissement et l’utilisation des capitaux privés internationaux. La Chine pourra-t-elle tenir sa monnaie à l’abri du maëlstrom régional, comme elle l’a déclarée, heureuse d’apparaître comme l’homme fort de l’Asie orientale ? Au marché noir, le yuan a déjà accusé le coup. La fragilité de la consolidation politique et du triomphe économique est loin de s’effacer, dans la course à l’intégration régionale et mondiale de la Chine.
La diaspora de ses citoyens, qui fait la grande Chine encore plus efficace et vulnérable, est, de l’Indonésie à Singapour et la Birmanie, de la Malaisie à Hong Kong aux premières loges pour prendre les bénéfices et les coups. Elle fuit déjà l’Indonésie en révolte contre la dictature trop prolongée de Suharto. Drame banal dans cette région asiatique, aujourd’hui défaite.
Les incertitudes chinoises,
Samedi 9 mai 1998
Medi n° 528
Les incertitudes chinoises : deux crises viennent, coup sur coup, de les souligner, en quelques mois, à cheval sur l’année 1997 et la suivante, où nous nous tenons : la crise monétaire de l’Asie orientale, dont les ravages se poursuivent, mais dont la Chine s’est jusqu’ici préservée. Et, toute récente, une crise nucléaire, latente depuis 1964, la Chine étant devenue puissance nucléaire. En 1974, dix ans après, l’Inde le devenait à son tour. Le Pakistan y accède désormais, plus de vingt ans après. La compétition est plus évidente que l’intention pacifique. Ces crises, si contemporaines, soulignent les dangers propres à l’évolution chinoise, depuis la mort en 1976 de Mao Tse Toung, le dernier empereur absolu et tragique de l’immémoriale Chine. La Chine recèle ses propres dangers. Comment en serait-il autrement ? Passant d’une autarcie totale à une volonté d’intégration dans les grands circuits de l’économie occidentale, depuis vingt ans, la Chine, moyenâgeuse à tant d’égards, a choisi de maintenir le pouvoir politique communiste, tant que l’adaptation de l’économie n’aurait pas porté ses fruits. Démarche inverse de celle de l’URSS, qui fut moins prudente. D’où, maintenant, une Chine à deux vitesses, celle du capitalisme triomphant, avec déjà des abus évidents, et celle du passé s’attardant dans des poches de pauvreté, d’où la paysannerie misérable essaie de gagner les zones cotières en plein « boom », quand elle y parvient. Pas assez de terres cultivables pour nourrir une population qui, quoique vieillissante, ne cesse de s’accroître (20% de la population mondiale).La croissance à tout prix, les abus d’un capitalisme rouge, en contrôle d’un parti unique à toutes les commandes du profit. Un territoire immense (9 millions,5 de Km2) qui a cependant la certitude de ne pas pouvoir nourrir son monde. La victime de ces symbioses accélérées est évidemment la démocratie. Toute l’Asie, en dépit des habillages, finira bien par s’en plaindre et le redouter. La démocratie n’est pas le moindre goulet d’étranglement, ajouté à tous les autres : infrastructures, recherche et formation professionnelle. Tout s’achète avec une corruption très générale, dans une société devenue plus rétive, où la pauvreté urbaine atteint désormais des chiffres inquiétants, même si le niveau de vie a grimpé depuis la fin des années soixante-dix . Quant au trouble des esprits, nul ne peut en mesurer les effets et les remèdes , sinon que le nationalisme est toujours le meilleur exutoire, aux mains des dirigeants.
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Alors que la Chine cherche à s’intégrer au monde, notamment par les grands organismes internationaux (et spécialement l’Organisation mondiale du Commerce), sa volonté de solitude distante passe pour de la duplicité. Mais la Chine est trop considérable pour que sa situation morale et matérielle n’affecte pas, tôt ou tard, les relations internationales.
Or, elle n’ignore guère que le Pacifique est un lac américain et que sa prétention à y établir une paix chinoise ne peut que se heurter à la garde vigilante de Washington .La protection de la Corée du Sud, celle du Japon, les garanties données à Taïwan contre l’irrédentisme (d’ailleurs discutable) de la Chine sont des obstacles immédiats aux rêves chinois. Depuis 1949, pour la première fois, la Chine populaire est entourée d’Etats qui ne la menacent pas. Cependant sa politique est devenue plus ambitieuse et offensive, allant de la puissance atomique à des capacités de réactions régionales rapides dans les mers voisines (des îles Paracels aux îles Spratleys, contrôlant le détroit de Malacca, passage obligé du trafic international). Avant que la présente crise asiatique éclate, la Chine en mutation était loin de la sérénité intérieure et extérieure, notamment pour décider de la place qu’elle prendrait forcément dans la régionalisation de l’Asie. Elle commençait à croire à l’invincibilité du modèle de croissance asiatique et n’avait pas vu, comme tant d’autres, qu’une crise monétaire implacable était au bout de ce chemin. Sans doute parce que, toute caporalisée qu’elle fût, elle s’était permis les mêmes libertés, les mêmes opacités bancaires, dans l’investissement et l’utilisation des capitaux privés internationaux. La Chine pourra-t-elle tenir sa monnaie à l’abri du maëlstrom régional, comme elle l’a déclarée, heureuse d’apparaître comme l’homme fort de l’Asie orientale ? Au marché noir, le yuan a déjà accusé le coup. La fragilité de la consolidation politique et du triomphe économique est loin de s’effacer, dans la course à l’intégration régionale et mondiale de la Chine.
La diaspora de ses citoyens, qui fait la grande Chine encore plus efficace et vulnérable, est, de l’Indonésie à Singapour et la Birmanie, de la Malaisie à Hong Kong aux premières loges pour prendre les bénéfices et les coups. Elle fuit déjà l’Indonésie en révolte contrre la dictature trop prolongée de Suharto. Drame banal dans cette région asiatique, aujourd’hui défaite.
Euro : pronostics pour tous temps.
Le 3 mai dernier, l’Union Européenne a décidé d’ouvrir toute grande la porte d’un destin pour l’Euro, qui sera sous peu sa monnaie unique. Par une coïncidence fortuite, l’Académie du Royaume du Maroc consacrait sa session de printemps à une interrogation particulièrement pointue : « Pourquoi les dragons d’Asie ont-ils pris feu ? » Une crise monétaire s’est en effet ouverte, là-bas, depuis plusieurs mois, et bien malin celui qui prétendrait qu’elle est désormais colmatée. Les plus imaginatifs installent déjà le dollar, l’euro et le yen en partage pacifique du pouvoir mondial, apercevant les deux premiers à parité : un dollar = un euro. Ne galopons pas au point d’atteindre si vite les solutions de bon sens.
Ce conseil se renforce à la lecture, instructive et édifiante, des pages que l’International Herald Tribune a consacrées à la naissance de l’euro. De très bons articles explorent toutes ses perspectives d’avenir, y compris les plus fâcheuses, celles-ci étant spécialement imputables à la France. Péché, mignon ou véniel, dans le monde anglo-saxon. N’y faisons pas beaucoup attention, sauf pour s’en distraire. Ainsi l’article de M. Joseph Fitchett, basé à Paris, et proche par conséquent de nos attentions sinon de nos coeurs, est intitulé : « La pire chausse-trape pour l’Euro : une révolte sociale pourrait forcer une nation à se retirer ». Affirmation théorique qui doit s’appuyer d’un exemple : ainsi l’euro hissera la voile, même si une petite nation se retire. Mais la situation sera différente, s’il s’agit d’un grand pays. « Si, disons, la France se retire, l’Europe se consoliderait autour d’un groupe de pays dominés par le Deutsche Mark ». Fragile France qui ainsi mettrait en péril un vaste projet, par une inconséquence de comportement, comparable à celle du Général de Gaulle qui, en 1967, a fait sortir son pays de l’OTAN, le privant pour trois décades d’un statut international ! Ainsi nous risquerions de nous comporter en récidivistes, contre notre propre intérêt!. Je pense à Georges Pompidou qui aimait citer le célèbre : « Calomniez, calomniez il en restera toujours quelque chose ! »
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Un article, imbriqué dans celui de M. Fitchett -je ne sais s’il est de la même plume, mais il est d’une eau encore plus sombre- s’intitule : « Et si cela tournait mal… » Nous sommes fin 2001, dans la science-fiction. La France -elle encore- est paralysée par des mouvements sociaux. Chemins de fer défaillants, fermiers en colère contre les productions espagnoles. Le pauvre M. Jospin est gêné aux entournures : il ne peut arroser les catégories, ni dévaluer une monnaie qui n’existe plus, ni alléger les impôts et les subventions puisqu’il a déjà atteint les plafonds fixés par la Banque centrale. Or, les élections sont en 2002. M. Jospin est isolé, alors que, des Gaullistes aux Communistes et au Front National, il est tiré à boulets rouges. Il demande un secours international, dans un geste dramatique. Il appelle à Berlin le nouveau chancelier M. Gerhard Schroeder, un compagnon socialiste, mais celui-ci a ses propres soucis intérieurs. Alors le Premier Ministre français annonce sa décision de suspendre la participation de son pays à la monnaie unique. Le jour suivant les marchés condamnent si sévèrement la France qu’elle sera incapable de rejoindre l’union monétaire à une date quelconque. Fin de ce joli conte. On aurait pu souhaiter, aussi ou plutôt, que l’International Herald Tribune consacre sa fiction aux conséquences de la non- participation de la Grande-Bretagne, de la Suède et de Grèce, à la monnaie unique, et encore au roman supposé d’une lutte du dollar contre l’arrivée d’un « euro-concurrent ». Mais pas un mot, évidemment. Chacun ayant ses préventions, ses oeillères et ses cécités opportunes.
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Tout n’est pas du même tabac dans les cinq pages spéciales de ce journal mondial. Tom Buerkle, de la même rédaction, s’interroge utilement sur qui gagnera ou perdra, des consommateurs et des travailleurs, sinon que l’inquiétude et la zizanie peuvent aisément se semer ainsi, à défaut d’enthousiasme. M. Alan Friedman, correspondant pour l’économie globale, plaide utilement pour l’ « euro » catalyseur des réformes de structures et sur le nivellement des taux d’intérêts entre les franco-allemands et quelques autres partenaires, et sur une croissance probable qui ne sera pas suffisante pour réduire le chômage, sans l’indispensable concours de modifications fondamentales. L’euro sera-t-il le symbole de la renaissance économique de l’Europe ? s’interroge mollement John Vinocur, correspondant chevronné du journal. Et Reginald Dale, qui en vu d’autres en illustrant les préoccupations du « business », note qu’il aura fallu aux Etats-Unis 90 ans pour installer leur monnaie commune et encore 50 ans pour édifier le système de la Réserve fédérale. Les Européens ont parcouru la même distance en 40 ans. Il est vrai que plus de 2.000 ans auparavant, le denarius d’argent de l’Empire Romain couvrait un périmètre plus vaste que celui de l’Union européenne, aujourd’hui.
Alors tous ces chipotages sur les bons combats monétaires, livrés à Bruxelles, sont dérisoires. Mieux vaut , présentement, se soucier, à Washington, de la crise dans l’Asie du Sud-Est et des ravages en cours, aussi judicieusement que l’a fait l’Académie du Maroc, et, bientôt, se soucier d’une monnaie américaine qui serait gagée par du travail, ce qu’elle n’est plus depuis longtemps .
Le Maroc aux frontières de son histoire.
Samedi 2 mai 1998
Medi. I n°527
Le Maroc aux frontières de son histoire : il faut être conscient de cette réalité indestructible, irréfragable, pour ne pas s’égarer dans le film des événements qui se sont déroulés, au Sahara occidental, depuis 1957 et se tromper sur l’issue évidente d’un long et sanglant conflit entre le Front Polisario et le Royaume chérifien. Nombreux cependant ont commis ces deux erreurs : méconnaître les faits et juger sans objectivité. Le temps n’est pas encore si lointain durant lequel 72 pays africains et asiatiques avaient reconnu le gouvernement d’une République arabe sahraouie démocratique (RASD), qui fit son entrée à l’OUA en 1985. Ce passé récent s’expliquait par la volonté de l’Algérie d’affirmer une politique extérieure mondialement ambitieuse, aspirant au premier rang en Afrique et résolue, dans le Maghreb, à « marquer » en tous lieux la présence du Maroc, sans s’arrêter aux légitimités de l’histoire. Les difficultés, nées d’une guerre civile qui ne dit pas son nom, ont bousculé ces prétentions et démobilisé les Etats qui s’y étaient rangés. Se sont-elles totalement dissipées ? On ne saurait l’affirmer. Tant d’obstacles paraissent trop souvent paver la voie, cependant si naturelle, vers un Grand Maghreb uni.
Dernièrement encore, Washington, dans le souci de se concilier Alger, n’a-t-il pas formulé l’expression de son déplaisir à Rabat, parce que celui-ci plaidait trop ouvertement son bon droit? Ce ne sont pas là des secrets de chancellerie. La superpuissance se mêlant de tout, il n’est pas surprenant qu’elle ait son opinion sur les manifestations de sa présence, ici et là. On le sait, le 17 mars 1997, M. James Baker, ancien secrétaire d’Etat américain et politicien de longue main et d’influence, était devenu l’envoyé spécial des Nations Unies pour activer le processus de paix, accepté dès 1988 par le Polisario et le Maroc (cessez-le-feu et référendum d’autodétermination pour la population sahraouie recensée en 1974, du temps de l’occupation espagnole, soit 74.000 personnes). En 1991, le Maroc déposait à l’ONU une liste de 120.000 Sahraouis autorisés à voter lors du référendum, suivie d’une seconde liste de 45.000 personnes. En 1992, pour ne pas être trop long, le référendum prévu était reporté. La Minurso (la Mission des Nations-Unies au Sahara occidental) qui a compté, en 1991, plus de mille observateurs, effectif réduit de 20% en 1996, car il coûtait trop cher, a vu son mandat prorogé jusqu’au 31 mai 1997. * * * Le Conseil de Sécurité des Nations Unies, à l’unanimité mais sans joie, vient de proroger, une fois encore, le mandat de sa Mission jusqu’au 20 juillet, pour préparer le référendum du 7 décembre prochain sur le rattachement au Maroc ou pour l’indépendance, comme la réclame le Front Polisario. Mais les opérations d’identifications des électeurs, censées se terminer le 31 mai, et désormais en juillet, ont été brouillées par des incidents multiples et des pressions sur les électeurs, chaque partenaire en reportant la responsabilité sur l’autre. Au point que les observateurs sont fondés à s’interroger sur la probabilité du référendum.
Le Polisario accuse le Maroc d’avoir arrêté des Sahraouis favorables à l’indépendance. Et Rabat dénonce les fraudes du Polisario « pour perturber voire retarder le bon fonctionnement des opérations d’identification ». L’ONU déclare avoir repérer identifié près de 102.000 électeurs. Restent 60.000 personnes à analyser , et aussi 65.000 membres de trois tribus qui posent problème. Dans la presse marocaine de cette semaine, le cheikh Rguibat, M. Abidi Hammoudi affirme la volonté de ses mandants de défendre leur identité marocaine, alors que le Polisario dresse devant eux de multiples obstacles. Des incidents de cet ordre auront duré tout l’hiver, au point que le doux M. Kofi Annan, le secrétaire général s’inquiète que la Mission des Nations-Unies soit mise en cause. Il menace de reconsidérer le mandat de la Minurso. « Mai et Juin seront cruciaux pour l’avenir du Sahara Occidental. Si aucun progrès n’est accompli, j’ai l’intention de recommander au Conseil de Sécurité de reconsidérer la viabilité du mandat de la Minurso ». Epouvantable menace….
En attendant, le Président de la RASD, Mohamed Abdelaziz tente de mêler à cette confusion l’Allemagne, puis la France -quand il ne l’accuse pas de partialité- au nom de leur neutralité invoquée. Sans doute verra-t-on réapparaître l’homme de Houston, le Texan James Baker, qui voudra brusquer l’issue de sa mission inachevée. Il faudra alors, cette fois, qu’il se rappelle la phrase célèbre d’Hassan II, qui a traversé les années, malgré tant d’épreuves : « Je suis comme dans un rocking-chair; je puis attendre ». Le Maroc est, en effet, à El Aïoun, Smara, Dakhla sur les frontières de son histoire, celles dont il est redoutable de se départir, alors même que le tracé du présent illustre enfin, au-delà des artifices des puissances coloniales, celui des siècles passés.
Les lauriers de l’Orient.
Samedi 25 avril 1998
MEDI. I n°526
Hier, la BBC s’annonce au téléphone, chez moi. Rien d’insolite et, tout de suite, j’imagine qu’elle va demander mon sentiment sur les initiatives de Tony Blair, au Proche-Orient. « Pleines d’allant, non dénuées de malice, prospérant dans le non-dit, dignes qu’on leur souhaite bonne chance », voilà ce que j’allais dire spontanément. Mais la BBC voulait plancher sur un autre sujet international.
D’ici les réunions sur Israël et la Palestine, prévues à Londres le 4 mai, elle y viendra forcément. Encore que, depuis l’annonce faite par Tony Blair à Gaza, au début de la semaine, de ces rencontres londoniennes sous patronage américain, la pédale douce ait été mise : sobriété des commentaires sur l’espérance d’un succès. La seule certitude, avant le lever du rideau, est que le scénario a été soigneusement monté, au préalable, entre les Américains et les Anglais. Nul n’en a reçu la confidence.
On se souvient que le Ministre anglais des Affaires étrangères Robin Cook, agissant aussi en représentant de l’Union Européenne, avait été, le mois précédent, privé de dîner avec Nétanyahu, pour avoir trop fréquenté les Palestiniens durant sa visite. Incident habituel qui, lors du voyage mémorable du Président Chirac, avait tourné à la provocation. Blair s’exposa moins, enfilant une série de phrases incompréhensibles, mais illuminées du charme si évident de ce grand médiateur dans la tragédie irlandaise. Il eut le soin de voiler cet éclat vainqueur, pour ne pas indisposer le Premier Ministre israélien, qui se formalise aisément. La presse de Tel-Aviv était d’ailleurs là pour avertir que l’affaire irlandaise n’impliquait, elle, aucun transfert de territoires.
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Mais allons à l’essentiel, c’est-à-dire à Washington. L’équipe clintonienne affirme, dur comme fer, que cette fois-ci le chef va sonner la fin du jeu sur l’assassinat du processus de paix au Proche-Orient. Yacer Arafat et Benjamin Netanyahu devront dire « oui » au plan de compromis américain. Sinon : « gare ! » La menace, énorme, demeure informulée. Cette belle résolution existe-t-elle vraiment ? Il semblerait que l’énergique Madeleine Albright redouterait d’être désavouée au dernier moment. Elle connaît bien « son » Clinton. Du moins l’administration américaine chemine, dans la direction d’un arbitrage impérial. Et d’abord parce que la superpuissance a besoin de l’exercer, après tous les déboires éprouvés depuis deux ans, au Proche-Orient, en milieu arabe. Le dernier, l’intervention du réputé docile Kofi Annan, qui a fait échec à l’opération militaire contre l’Irak, n’était pas le moindre.
Pour décrire la reprise en main qui s’esquisse, commençons justement par M. William Cohen, le Secrétaire d’Etat à la défense, en tournée dans la région. Il a incité le Liban et la Syrie à répondre favorablement à la proposition d’Israël de retirer ses troupes du Sud Liban, « initiative de premier rang ». Tout en précisant à Yitzhak Mordechaï, son homologue à Jérusalem, qu’ « il ne suffit pas à Israël de gagner des guerres, qu’il fallait aussi gagner la paix pour établir une sécurité durable ». Israël et ses alentours attendent aussi la visite de Dennis Ross, le perpétuel itinérant déçu et de Martin Indyk, l’assistant secrétaire d’Etat chargés, l’un et l’autre, de préparer les conversations de Londres.
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Ici, ouvrons une parenthèse, car en voici une, malheureusement : Que fait l’Europe dans cette galère ? D’abord, elle est ouvertement priée de ne pas s’y embarquer, sauf à financer quelque intendance. L’aéroport de Gaza, par exemple. Evidemment, Tony Blair, pour deux mois encore, représente, avec son pays, l’Union Européenne. Mais évidemment encore, ce n’est pas en cette qualité qu’il négocie en catimini avec les Américains, sans même consulter et informer ses partenaires. D’ailleurs l’Union n’a pas de politique étrangère commune. On le sait et elle ne la désire pas. Netanyahu en est comblé.
Avant Londres, et pour après, tout autant, posons quelques questions. Arafat est-il suffisamment au bout du rouleau ? Israël a-t-il suffisamment épuisé les ressources de la logique de guerre qui l’ a tant servi ? La position américaine dans le monde arabe est-elle suffisamment ébranlée, pour que Washington se décide à faire pression sur Israël ? Le Moyen-Orient pétrolier, à dix dollars le baril, a-t-il encore le moindre pouvoir d’influence sur la politique américaine ?
A lire le dernier entretien de M. Netanyahu avec plusieurs journaux occidentaux, on peut craindre que le bluff de l’équipe Clinton ne l’impressionne guère et qu’il choisisse le risque de donner, à la misère, l’exclusion, l’enfermement et le désespoir des Palestiniens, des lettres de noblesse aussi fortes et justifiées que celles conquises jadis et naguère de haute lutte par le peuple juif. L’aimable Tony Blair s’est-il assez persuadé de cette fatalité ? Si oui, que les lauriers de l’Orient ceignent durablement son front.
Libérations.
Samedi 18 avril 1998
MEDI. I n°525
Libérations : nos libérations. Evidemment d’une irrépressible jeunesse, l’homme qui vous parle, n’aura rêvé, espéré que d’elles, sa vie durant. L’ornière, le conformisme, la politique du chien crevé au fil de l’eau, l’opinion dominante, la mode si proche du goût de l’uniforme, auront toujours mobilisé ses détestations secrètes ou une ironie naturelle, exercée à défaut d’espace et de distance. On ne se déprend guère de contester les idées reçues, les dogmes et leurs fanatismes.
De son pays, avant, pendant et après la guerre, il aura, éberlué et agacé, perçu sans indulgence l’immense et durable gémissement, devenu habitude nationale, cet égoïsme collectif érigé en précaution contre un Etat souhaité tutélaire, mais objet d’incivismes ou de médiocres trahisons.
Les épreuves d’une part, la marche du temps d’autre part, auront été, depuis un siècle, la contestation immédiate ou directe de l’ordre établi. Les doctrines, les spéculations philosophiques et sociales auront occupé le devant de la scène de leurs a-priori et de leurs fureurs. Qu’en reste-t-il présentement, hors des écrits périodiques des faiseurs de thèses et des organisateurs d’enseignements, en vase clos ? Qui mérite d’être pris au sérieux, c’est-à-dire en y risquant quelque sentiment, dans le fatras des inutiles mensonges d’Etat, dans les programmes débiles des partis politiques, dans les projets de société délibérés entre irresponsables vaniteux et péremptoires ? Les sociétés humaines prennent de larges tournants, à l’insu même de leurs animateurs et de leurs membres. Un matin, elles se retrouvent neuves ou modifiées, sans s’être donné le moindre préavis, en dépit des bataillons de sociologues, psychanalystes, voire psychiatres, dont elles se sont ceinturées.
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Dans cette navigation à l’aveugle, l’ordre politique se sera montré le plus infirme, mais le plus modeste. Si la V° République, après les 50 années qu’elle n’espérait guère atteindre à ses débuts, se trouve empêtrée dans un pigeonnier aux niches multiples où les occupants se sont installés en famille, en légitimité pérenne, elle court désormais le risque des attaques coalisées de prébendiers qui appellent à des changements constitutionnels, pour ne rien lâcher eux-mêmes. Modifier la règle du jeu institutionnel a toujours été réclamé comme un souverain remède à des difficultés, nées d’égoïsmes grossièrement camouflés. L’esprit public n’a rien à faire dans cette galère, sinon à prendre des coups qui émousseront davantage les vertus qui lui maintiennent la tête hors de l’eau. Le charivari, à finalités électoralistes, autour des institutions, est bien incapable de rendre à la République prestige et adhésion qui sont ses seules nourritures. La déliquescence du personnel politique est devenue telle qu’il vote des lois, mal ficelées en toutes dimensions, évite qu’elles ne le concernent et n’en fait même plus respecter l’application aux citoyens. Au point que deviennent populaires les formations qui réclament du système politique cette vigilance élémentaire, pour ce qu’il édicte et est censé mettre en oeuvre. Ecoutez, regardez, constatez au lieu d’apercevoir le fascisme derrière la moindre velléité de soutenir le rôle et les prérogatives de l’Etat.
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Dans l’ordre économique, le courage ne s’est pas emparé davantage des cadres politiques. Sinon, pourquoi auraient-ils transféré si allègrement à l’anonymat de la nébuleuse européenne, la responsabilité d’assumer l’impopularité de dire non aux quémandeurs de bonne comme de mauvaise foi ? Qu’ont fait d’autre, les farouches partisans du pouvoir régalien des Etats de gérer leur propre monnaie, que de dégrader celle-ci par manque de sérieux et par un culte excessif d’une politique d’expédients ?
Un Etat qui gémit sur la fracture sociale, mais ne parvient même pas, en cinq ans, à assurer un toit aux plus démunis, en suscitant l’élan collectif pour le faire, lequel est disponible, passe à côté de ses missions élémentaires. Aucune de nos misères ou difficultés en Occident n’est à la mesure des angoisses qui font la vie quotidienne d’une partie croissante de l’humanité. Ici, le destin est implacable, cruel. Nous, si favorisés en comparaison, nous nous livrons à la délectation morose, aux contestations catégorielles, au report, sur une autorité anonyme, des responsabilités et des solutions. Trente ans après Mai 1968, dont on va évoquer jusqu’à satiété (penchant si médiatique aujourd’hui) les caractéristiques ambiguës, songeons qu’il a fallu alors se libérer si tardivement du XIX° siècle. Il ne reste plus qu’une centaine de semaines pour que, le XX° siècle disparaissant, nous acceptions joyeusement de nous décoloniser d’une société ankylosée, geignarde et dénuée de l’espérance si naturelle de créer.
Asie-Europe : élargissement et liberté.
Samedi 11 avril 1998
MEDI. I n°524
Asie-Europe : élargissement et liberté. Déjà un écho pour le XXIème siècle, qui approche si vite. Peut-être ces deux notions combinées auront-elles été l’heureuse surprise, les vendredi 3 et samedi 4 avril, du second Sommet Asie-Europe (ASEM), tenu à Londres. Le premier avait été inauguré à Bangkok, en 1996. Deux ans auparavant, les promesses de solidarité étaient d’autant plus spontanées que nul ne prévoyait la crise monétaire de l’automne 1997, qui devait faire naître une inquiétude mondiale et des drames régionaux, dans l’ Asie du Sud-Est. Le rapprochement Asie-Europe visait alors à faire contrepoids à l’APEC, qui illustre depuis 1989, le rapprochement Etats-Unis-Asie, si déséquilibré à bien des égards.
A Londres, l’euphorie inaugurale de Bangkok n’était plus partagée par les 15 Européens et par les dix pays asiatiques (Chine, Japon, Corée du Sud, Thaïlande, Indonésie, Philippines, Singapour, Vietnam, Malaisie, Bruneï). Citer ceux-ci est aussi dresser la liste de nombreux blessés. Or, d’une part, les Européens, taisant leur inquiétudes, ont choisi de prodiguer leurs sentiments de solidarité et de réconforter les victimes de la crise. D’autre part, les Asiatiques ont insisté sur l’intérêt d’élargir l’Union à l’Australie, l’Inde, la Nouvelle-Zélande, le Pakistan, et pourquoi pas la Birmanie, devenue plus conviviale. Troisième Sommet, dans deux ans, à Séoul. Simultanément, la Chine et son nouveau Premier ministre ZHU Rongji ont tenu un mini-sommet Europe-Chine, promis à des rendez-vous annuels. Là encore, même attitude des Européens qui, loin d’user des conseils comminatoires donnés par Washington à Pékin, ont tenu à faire ouvertement confiance à l’action avisée des Chinois, pour enrayer la crise asiatique, rejoindre l’Organisation mondiale du Commerce et maintenir le yuan à ses parités. Même attitude vis-à-vis du Japon, jugé assez grand pour relancer de lui-même son économie, avec ou sans modération de sa fiscalité. Le Premier ministre Ryutaro Hashimoto a sans doute apprécié la distinction des Européens.
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Mais leur beau langage et la chaleur de leur sympathie dissimulaient mal l’agacement éprouvé en direction des Américains dont les méthodes robustes finissent, en tous points du globe, par déclencher, aussi ouvertement que possible, des réactions de solidarités régionales. L’élargissement, en Asie comme en Europe, et entre ces deux continents, devient le réflexe d’une certaine liberté. Si celle-ci ne trouve pas son expression directe dans la politique, les regroupements économiques en sont le préalable et sont plus faciles à justifier, auprès du Grand frère qui a érigé la mondialisation en règle de vie internationale, dont il entend être le premier bénéficiaire.
Plutôt que de gloser ici sur la déclaration finale du sommet Asie-Europe, articulée en six chapitres, mieux vaut en retenir l’inspiration: oui, à l’élargissement, non, au repli de l’Europe sur elle-même, espoir que l’euro contribuera à la croissance et la stabilité, recours à des investissements croisés, confiance faite à l’OMC pour libérer le commerce mondial, assistance technique financière aux Etats atteints par la crise de l’automne dernier. Les Européens, une fois de plus, s’élevant contre la propagande américaine, ont démontré qu’ils n’étaient pas dans une forteresse protectionniste et qu’ils avaient financé, via le F.M.I., bien au-delà de la contribution américaine, les concours internationaux d’urgence accordés aux pays attaqués dans leur fragile secteur financier.
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De cette crise et de ses lendemains, quelles furent les révélations dégagées par ces conversations multiples à Londres, puis à Paris à l’occasion de la visite du Premier ministre chinois ? L’aide d’urgence internationale à l’Asie aura été de 100 milliards de dollars (dont 30% sont venus de l’Union Européenne). La crise pourrait coûter cette année 1 point de croissance à l’économie mondiale et 0,3 point à la seule Europe. Mais nul n’en sait trop rien, sinon que le flot des exportations asiatiques à prix bradés ne s’est pas, jusqu’ici, déversé. Chacun aura pu voir que le secteur financier et bancaire des pays atteints par l’effondrement de leur monnaie n’avait pas résisté à des imprudences de gestion, relevant même du système politique, de l’absence de freins et de contrôles. Le triomphe supposé des dragons s’était nourri des immenses sacrifices et de la docilité de populations durement exposées. Sans qu’elles aient la moindre certitude que les fruits de la croissance deviendraient les gages d’une sécurité d’emplois et de revenus. L’Asie du Sud-Est aura révélé, par sa brusque prospérité, qu’elle était aussi le théâtre de partages inégaux, dont elle n’a d’ailleurs pas l’exclusivité.
Alors, espérons que l’élargissement, d’une zone du monde à une autre, mettra en place les conditions d’une véritable liberté collective et non pas la seule gloire de profits échevelés et très exclusivement réservés aux plus chanceux ou mieux placés. L’amortisseur des crises ne peut être éternellement constitué par la somme de peines silencieuses et désespérées.
La réunification de l’Europe.
Samedi 4 avril 1998
MEDI. I n°523
La réunification de l’Europe : c’est une belle perspective. De surcroît, elle est plausible. Faudra-t-il du temps ? Depuis le traité de Rome, depuis 1957, nous en avons beaucoup perdu, mais les gains sont là. Pour continuer ce parcours vers l’unité, deux éléments sont nécessaires. D’abord, croire à cette vocation commune aux Européens, la juger naturelle. Ensuite que les temps modernes, ouverts en 1989 par l’autodestruction de l’Union soviétique, se prolongent dans un calme relatif, pour que les frontières et les esprits soient assez perméables à un progrès communautaire, menant à celui de la géographie politique et économique.
Au début de cette semaine, lundi et mardi, on aura assisté à Bruxelles, au Conseil des Ministres de l’Union européenne, à une session assez inattendue. Les quinze membres de cette Union ont ouvert solennellement des pourparlers sur son élargissement à dix pays de l’Europe centrale (naguère contrôlés par l’URSS) ainsi qu’à Chypre, cas très particulier. Rencontre « historique », cette épithète galvaudée prenant cette fois sa vraie place. Vingt-six pays ont eu conscience d’édifier une zone de paix et de prospérité, comme ils ne l’avaient jamais autant espéré. On sait en effet que les Quinze n’ont pas encore pu, plus de cinq ans après l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, définir d’un commun accord la structure d’une Union élargie et approfondie.
Malgré ce piétinement dont on n’aperçoit pas encore le terme, le Conseil ministériel a donné, à Bruxelles, les preuves d’une belle détermination. Les 17 pays candidats à l’adhésion ont été répartis en deux groupes. Le premier est constitué de six d’entre eux : L’Estonie, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovénie et Chypre. Ils ont reçu le même salut fraternel, le même guide de réformes préalables et un calendrier très précis pour leur mise en oeuvre demandée par l’Union. Les plus diligents seront les premiers appelés à l’adhésion. On peut supposer que la Slovénie arrivera en tête de ce valeureux peloton. La Roumanie, la Bulgarie, la Lituanie, la Lettonie et la Slovaquie constituent le second groupe qui négociera ultérieurement. Tous ont proclamé leur fort sentiment d’appartenance européenne, leur conscience de la même identité. Vendredi, le premier groupe a procédé avec la Commission à un examen analytique des lois européennes (on évoque 80.000 pages) qui seront transposées dans les législations des candidats. A la fin de l’année, la Commission établira le premier rapport d’une série annuelle d’évaluations. Quel que soit le groupe, seuls compteront les progrès enregistrés, surtout s’ils sont exceptionnels. La Pologne, déjà, se donne quatre ans pour négocier et ratifier. La Hongrie espère aller encore plus vite. Chirac et Kohl ont annoncé mieux encore : 2002.
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Quels sont pour l’Europe les enjeux et les efforts ? Les enjeux sont d’abord les 100 millions d’Européens qui rejoindront l’Union. Certes, ils ne rassemblent qu’un PNB comparable à celui des Pays-Bas. Mais tous espèrent de leur inclusion dans la communauté et dans sa monnaie unique une vie plus aisée, dès qu’ils auront rempli les trois critères, dits de Copenhague : garantie d’institutions démocratiques, d’une économie de marché, d’une adhésion aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire.
Outre leurs propres efforts, l’Union, sur son budget plafonné jusqu’ici à 1,27% du PNB communautaire, a promis des aides à l’élargissement pour la période 2000-2006, de 75 milliards d’écus, soit 500 milliards de francs. Le « partenariat pour l’adhésion » est donc chiffré déjà, au-delà des obligations de cette feuille de route, avec ses engagements de résultats. Restructuration de la sidérurgie polonaise, TVA en Slovénie, démantèlement d’une centrale nucléaire en Lituanie, naturalisation des étrangers en Estonie, usage des langues minoritaires en Slovaquie, gestion et contrôle des frontières pour la Pologne : l’Union n’a pas hésité à être très directive, dans la diversité même, et à imposer sa propre stratégie d’adhésion.
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Néanmoins, les zones d’incertitude demeurent : le sort qui sera fait à Chypre en est une. Faudra-t-il attendre que le statut des Chypriotes turcs soit préalablement réglé ? La pression des Européens est forte pour ne pas patienter longtemps. D’autant que la Turquie est elle-même candidate depuis 1987, mais sans avoir levé les obstacles politiques, culturels ou religieux. Quid aussi de Malte, pas décidée, de la Norvège, qui, en 20 ans, a dit non deux fois à l’Europe, de la Suisse, de la Yougoslavie, de l’Albanie, hésitantes ou encore inadaptées ?
Dans l’immédiat, restent deux questions brûlantes. L’une déjà évoquée : la réforme des institutions de l’Union, pour qu’elle fonctionne encore au-delà de quinze membres. L’autre, sempiternelle : l’élargissement favorisera-t-il l’Europe fédérale ou l’Europe confédérale ? Je conseille de ne pas poursuivre cet exercice fatigant et théorique. Dans dix ans, on verra aux résultats et à la manifestation de la conscience européenne, nations et citoyens, alors entendus. Les nécessités historiques révèlent généralement les évidences, tel ce désir d’élargir l’Europe, exprimé à Bruxelles si fort, cette semaine.
La tournée africaine des Clinton.
Samedi 28 mars 1998
MEDI. I n°522
En cette fin de mars, j’aurais dû, moi aussi, gloser sur les pittoresques de la politique intérieure française. Je n’en ai pas eu le coeur. Voici plus de vingt ans que je n’ai cessé d’en décrire les dévoiements, d’appeler aux redressements, de désigner les mesures urgentes. Allais-je encore répéter : « Effort de chacun, démocratie vivante », dénoncer le cumul des mandats, réclamer que les bulletins de vote blancs ne soient pas comptés avec les bulletins nuls ? L’accaparement de la vie publique par quatre formations qui monopolisent les places, les financements, l’information, au point de rappeler la fin de la 3ème République. Qui façonnent à leur avantage la loi électorale et les réglements. Qui campent sur la vie des citoyens anonymes, dont ils ont fini par perdre toute considération. Qui ne respectent pas les lois qu’ils ont votées et ne les font même plus respecter. Qui ont abandonné au profit du Front National cette élémentaire exigence, l’investissant ainsi -ô surprise- de cette vertu républicaine essentielle. Tel est le tableau sinistre de cette démocratie d’ombres, d’apparences et de douteuse honnêteté.
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Alors, pour me changer les idées, je me suis mis en remorque de la tournée africaine des Clinton, étendue sur onze jours, un record. Eux aussi ont besoin d’échapper au climat délétère de Washington. Au demi-millier de reporters, le Président a rappelé qu’il traiterait des affaires intérieures, seulement de retour à la maison. Pour l’heure son épouse, ange tutélaire et indulgent, guide ses pas africains. L’an dernier, en compagnie de sa fille, Chelsea, elle aura accompli un périple de repérage, quasi officiel, qui reçut bien des louanges. Depuis Jimmy Carter, en 1978, vingt ans déjà, l’Afrique n’avait pas connu une pensée américaine généreuse, quoique intéressée, ce qui ne peut surprendre. Cette fois-ci, pour s’en tenir aux intentions annoncées, la grande démocratie de l’Ouest aurait renoncé aux compétitions hasardeuses auxquelles l’Union soviétique l’avait contrainte naguère, auprès d’Etats aux méthodes et à la moralité équivoques. Désormais, elle n’encouragera que ceux qui aspirent à la liberté et au progrès des peuples. Ainsi l’itinéraire présidentiel a-t-il évité le Soudan, le Nigeria, le Congo, parmi les plus importants, mais les plus dictatoriaux. Notons que Jean-Paul II était au Nigeria, la veille de l’arrivée de Clinton au Ghana, où il perdit ses nerfs. Le Pape, lui, affronta directement l’un des régimes qui piétinent allègrement les droits essentiels de la personne. Autres méthodes, évidemment.
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Le premier souci du couple présidentiel est de persuader les trente millions de Noirs américains, descendants d’un esclavage qui ne fut aboli qu’en 1865, que le chef démocrate, fidèle à sa clientèle, honorait leurs racines et comptait sur leur soutien. Avec la caution de Nelson Mandela, d’une Afrique du Sud désormais multiculturelle, il ne peut être que convaincant, pour une communauté noire qui, aux Etats-Unis, n’aura trouvé que dans les années 60 une assise à peu près paritaire. Ici et là, l’histoire est diablement récente. Clinton ne cache pas, d’autre part, que les affaires guident ses pas. L’Afrique est à la fois un marché potentiel de 700 millions de consommateurs et un réservoir considérable de matières premières à exploiter, minerais et pétrole. De grands investisseurs américains sont déjà à pied d’oeuvre. Le slogan gouvernemental est « pas d’aide, mais du commerce ». Pour être décent, Clinton aura annoncé cependant à Kampala (Ouganda) 182 millions de dollars (ce qui n’est pas le Pérou) pour toute cette Afrique qui aspire à la générosité de Washington (120 pour l’enseignement, 61 pour la sécurité alimentaire et 1 million pour la lutte contre la malaria et autres endémies, excusez du peu ! ). En échange, les exportations africaines, sauf les bananes et le coton sans doute, échapperaient à des contraintes tarifaires et douanières, aux USA.
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Quelles que soient les supputations sur le décollage imminent ou prochain du développement africain, les balbutiements commerciaux ne combleront pas les besoins immenses d’équipements publics. Et surtout, les investisseurs extérieurs réclament stabilité et sécurité. Les paris risqués -et complices de multiples massacres- qui ont été faits par Washington, lequel, après avoir installé Mobutu dans les années 60, l’a lâché au bénéfice de Laurent Kabila, ces paris ont tellement déçu que Clinton a renoncé à s’arrêter au Congo. Il aura aperçu Kabila à la sauvette, en Ouganda. Tout n’est donc pas limpide. Comme cette repentance, à la mode, sur l’exploitation de l’esclavage par les Etats-Unis, jadis, qui parut au Président moins importante que le péché d’indifférence à l’Afrique jusqu’aux années 1990. Celui-ci eût été bien avisé pourtant d’insister sur l’esclavage actuel qui sévit sur toute l’Afrique de l’Est, jusqu’au Moyen-Orient compris. Mais ce n’était pas dans le programme soigneusement pesé, depuis un an…
Enfin, réjouissons-nous de tant de bonnes intentions, humanitaires et même mercantiles, et aussi de l’escale finale, après le Rouanda, le Botswana, l’Afrique du Sud, au Sénégal, sur lequel le Professeur américain John Waterbury a écrit des études si pénétrantes, après ses oeuvres de jeunesse sur le Maroc
L’U.E.O. a cinquante ans.
Samedi 21 mars 1998
MEDI. I n°521
L’Union de l’Europe occidentale a cinquante ans ! La belle affaire… Elle fut créée le 17 mars 1948, par le Traité de Bruxelles entre la France, la Grande Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, parmi les menaces montantes de l’immédiat après-guerre. Elle aspirait alors à être un pacte de sécurité mutuelle, tout membre menacé recevant le soutien des autres. On l’étendit à l’Allemagne de l’Ouest, en 1954, après l’échec de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) jusqu’à la Grèce en mars 1995. Depuis, bien que dotée d’un Conseil de 10 membres dont l’Espagne et le Portugal, de 5 Etats observateurs, de 9 Etats partenaires associés, dotée encore d’une Assemblée, d’une administration, restée squelettique, jamais elle n’aura réussi à devenir le bras armé des Européens. Ni même le témoignage de leur volonté d’assurer leur propre défense, hors de la domination des Américains, régnant sur l’OTAN. En 1966, le Général de Gaulle prit la décision de rompre avec cette organisation, intégrée au contrôle de Washington. Après cet acte salutaire, on n’a pas aperçu chez les Européens la moindre trace relevant d’une pareille énergie. Comme si ces « européens convaincus », selon le truisme habituel, ne pouvaient concevoir une union que dans la dépendance de l’extérieur et sous un parapluie dont ils ne tenaient pas le manche. Un demi-siècle déjà de postures héroï-comiques, prises par des marionnettes…
Les temps changent-ils ? On peut en douter. Les Verts allemands, votant ce mois-ci un programme radical, exigent le retrait du contingent allemand de la S.F.O.R. et la transformation de l’OTAN en un système de sécurité européen autonome ; donc, sans les Américains. Toute la politico-technostructure germanique les a immédiatement traités « d’irresponsables ». Comme si l’idée d’une quelconque indépendance était hérétique et incongrue. A moins que ce premier retour aux réalités soit prémonitoire des nouveautés de l’avenir, quoique scandaleux pour le présent ? L’Europe sans l’Amérique : allons donc ! La pensée dominante prépare déjà ses bulldozers.
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Sans doute faudra-t-il bien trois quarts de siècle pour que s’accomplisse la longue gestation d’une confédération d’Etats souverains. Les premiers vagissements furent provoqués par les pressions de l’expansion soviétique. Les bons docteurs de Washington placèrent sous surveillance spéciale ces populations exténuées et ruinées, soulagées de retrouver le gîte et le couvert ainsi que la sécurité. Quarante-cinq ans après, l’empire communiste s’effondrait de l’intérieur. Mais de 1990 à 1998, les Européens se sont comportés comme s’ils ne s’étaient pas aperçus qu’ils détenaient, au fond de leurs poches, les clefs de leur liberté. Ils avaient, certes, beaucoup tâtonné déjà. Les uns rêvaient d’un Etat fédéral, animé par une administration anonyme, et qui transformerait les nations en les émiettant par provinces. D’autres souhaitèrent la Confédération qui respecterait la conscience profonde des peuples et les institutions qu’ils s’étaient données. La théorie étant plus têtue que les réalités, on tâta de la politique, de l’économie, du social, du culturel. Enfin roulèrent sur la table les dés d’une monnaie unique. Le grand pari des Européens semble prospérer grâce à ce levier, parmi les plus efficaces. L’Union européenne, si taiseuse et docile, aurait, ainsi et enfin, assuré sa percée. Ce sera une révolution monétaire et économique, par laquelle la modification générale prendra toutes formes, naturellement et selon l’air du temps.
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Ainsi pour l’UEO, qui aura tant attendu qu’elle était devenue immatérielle et diaphane. Ses handicaps et sa paralysie ont été soigneusement entretenus par les Allemands et les Britanniques, ayant toujours préféré les directives de l’OTAN américaine aux aléas et aux efforts d’une défense européenne. Malgré la résolution de Georges Pompidou dans les années 1970, ces attitudes de nos partenaires ne se sont guère modifiées. Au demeurant, l’UEO a vécu pendant 40 ans dans l’ombre débilitante de l’OTAN. L’intégration des forces européennes sous le commandement suprême américain, à l’exception des françaises et des espagnoles, aura été totale et déterminante. C’est dire que le renforcement opérationnel de l’UEO, dans les dernières années, relève plus de timides frémissements que d’une détermination nouvelle. La création de l’Eurocorps, initiative franco-allemande, au départ, la constitution d’unités européennes pouvant intervenir avec ou sans participation américaine (les GFIM), la perspective d’une agence européenne de l’armement qu’il faudra bien sortir des limbes, des intérêts considérables étant en jeu, sont autant de signes que l’UEO comme les plantes du désert, attend l’eau bienfaisante pour se hâter vers quelque plénitude. De la Bosnie à l’Albanie, l’UEO aurait pu, à l’évidence, s’affirmer. Disons que, sans surprise, elle ne l’a pas pu, par défaut d’autorisation. Espérons que le partenariat prendra enfin le dessus sur une mise à disposition des forces européennes qui fut trop longtemps sans condition. .
Comme le temps change !
Samedi 14 mars 1998
MEDI. I n°520
Comme le temps change ! Je lis, ce mois-ci, dans la presse marocaine, prudente de longue date mais pluraliste, une information qui tire l’oeil. En tous cas, le mien. « Amnesty International tiendra son prochain congrès au Maroc ». Il y a belle lurette que des firmes mondiales, des associations prestigieuses de savants et spécialistes en toutes disciplines ont tenu des conférences solennelles au Maroc. Dans un palais digne de l’abriter, le cycle de l’Uruguay s’est ainsi conclu à Marrakech en 1994, avec la création de l’Organisation mondiale du Commerce. Les marques automobiles, les produits pharmaceutiques, les professions libérales, les universitaires, la littérature, la peinture, les philosophes s’y bousculent à la belle saison, qui désormais couvre toute l’année. Durant ce défilé de sommités internationales, le pays menait sa vie, partageant le labeur, la tradition et l’aspiration à la modernité, en marge de cette brillante activité mondiale. La politique interne gardait précautionneusement ses us et coutumes.
Parlons net : qui aurait imaginé voici dix ans qu’ « Amnesty International » viendrait tenir congrès au Maroc, pays pour lequel cette organisation nourrissait une prévention soupçonneuse, dénonçant de multiples atteintes au respect dû aux droits des personnes ? Un livre-charge paraissait alors en 1990, témoignage féroce, quoique de seconde main. En ces temps, périmés désormais, j’avais tenté de faire admettre à cette ONG, résolue à dénoncer, comme aux autorités marocaines, raidies face aux rapports et résolutions, que le plus efficace était de se rencontrer, de s’expliquer et de s’aider mutuellement pour parvenir à l’essentiel, les droits de la personne. Mais la confiance ne régnait guère.
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« Amnesty International », organisation non-gouvernementale, a été créée à Londres en 1961, à l’instigation de l’avocat britannique Peter Benenson, en faveur « des prisonniers d’opinion oubliés ». L’ancien ministre irlandais des Affaires étrangères , Sean Mac Bride, ancien secrétaire adjoint de l’ONU, prix Nobel de la paix, se consacra à l’essor de cette association, jusqu’en 1988, date de sa mort, à 83 ans. L’entreprise s’est beaucoup développée, ayant plus d’un million d’adhérents et près de 5.000 groupes de bénévoles, répartis en 92 pays. Financée par des contributions privées, souvent celles de donateurs très modestes, affichant son indépendance, avec des buts éminemment honorables, auxquels tout démocrate et personne de coeur peut aisément souscrire, « Amnesty International »décèle et soutient les plus démunis,les torturés et les otages,recherche les disparus ou perpétue leur mémoire. Des milliers de dossiers concernent des milliers de personnes.Prisonniers torturés à mort,exécutions capitales,disparus,il faut compter par milliers ou dizaines de milliers de drames ainsi recensés. Les violations des droits de l’homme sont le fait d’une grande majorité des Etats. Les détracteurs de cette action mondiale ont prétendu qu’elle était inspirée et soutenue par l’Est comme par l’Ouest, que ses mobiles étaient politiques, économiques, voire religieux. Etc, etc. Plus simplement, il doit lui arriver d’être parfois mal avisée, mais son imperturbable ténacité mérite toute considération. On annonce la visite, en mai prochain, d’une délégation internationale d’ « Amnesty International » présidée par son secrétaire général Pierre SANE.
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Donc, de source marocaine, « Amnesty International » tiendra son prochain congrès en août 1999, au Maroc. L’Association des groupes d’Amnesty International au Maroc (A.G.A.I.M.), créée en 1994,comportant cinq groupes, a annoncé cette grande nouvelle. L’Organisation et l’Association marocaines des droits de l’homme, la fédération internationale des Ligues des droits de l’homme étaient réunies.Le Ministre de la Justice, M. Omar Azzimane, assistait à l’ouverture des journées euro-méditerranéennes des droits de l’homme. Des magistrats, des procureurs y ont participé. Le Président de l’OMDH a déclaré : « La justice est avec la démocratie le fondement de l’Etat de droit. Sans justice indépendante, impartiale et efficace, la règle de droit demeure théorique et perd toute crédibilité, ce qui ouvre la porte à l’arbitraire, à la violence, à la corruption et à l’instabilité politique ». Tout est dit, en quelques mots.
Dans le même temps, un hebdomadaire économique de Casablanca a consacré un dossier-enquête sur « Corruption, démocratie et état de droit », s’intéressant, en outre, à la place du Maroc dans l’échelle établie par les agences internationales de notation, selon la fiabilité économico-politique.
Présence d’ « Amnesty International », classement des agences de notation, tout se tient. Comme disait un personnage de roman, que je cite de mémoire – très mal : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». C’est-à-dire cette vivante et séculaire allégresse du Maroc en son destin.
La servitude .
Samedi 7 mars 1998
MEDI. I n°519
La servitude est infinie, mais l’esclavage est solennellement dénoncé. Du moins de nos jours. Car, de ce que nous connaissons depuis la nuit des temps, de 5.000 à 3.000 ans avant notre ère, l’âge de bronze peut-être, les humains, perdus dans l’immensité terrestre, se capturaient et s’asservissaient, maîtres implacables et esclaves pitoyables. Bien plus tard, au VIIè siècle avant J.C., les gens de Sparte réduisirent en esclavage leurs voisins Messéniens qu’ils avaient vaincus. Les démocraties de la Grèce antique, comme les tyrans, avaient codifié, dans les canons de leurs sociétés, les inférieurs voués à l’exploitation totale. La Rome impériale fit encore plus fort, à la mesure de son extension, jusqu’au-delà de son « limes ». Que l’histoire fut restée muette pour le futur, ou qu’elle ait gardé ses archives, on a la certitude que la nature humaine n’a éprouvé aucune indulgence pour les plus faibles. Et les religions, jusqu’après les temps modernes, n’ont guère respecté la vertu de charité qu’elles sont supposées illustrer. Les esprits généreux, pliés aux habitudes de leur époque, ont dû éprouver une constante désillusion. Les papes chrétiens ne furent pas meilleurs que d’autres. Du XVè siècle au XVIIIè siècle, avec les Grandes découvertes, le partage du Monde et les aventures américaines, les besoins de l’économie nouvelle en main-d’oeuvre serve devinrent plus impérieux. La traite des Noirs africains exerça la sinistre besogne de transplantation, de dépossession et de mort pour des millions d’individus; les blessures infligées à l’humanité ne sont pas encore prêtes à se refermer, d’autant que les méthodes se sont modernisées. à proportion des progrès.
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En l’an 1998, pourquoi évoquer ce versant d’une vallée, arrosée de tant de larmes ? Parce que la France va commémorer le siècle et demi qui s’est écoulé depuis qu’elle a aboli l’esclavage ? Doit-on tellement s’en vanter ? En 1794, la 1ère République – la Convention – avait bani l’esclavage. Huit ans après, en 1802, Napoléon 1er le rétablissait. Il fallut attendre la IIè République, en 1848, pour obtenir du définitif, grâce à un sous-secrétaire d’Etat aux Colonies, Victor Schoelcher. Les Etats-Unis se sont divisés en une furieuse guerre de sécession (1861-65) dont ils ne se sont pas encore remis, avant de s’exonèrer de l’esclavage en 1865. En 1926, la Convention de la Société des Nations, ratifiée par 44 Etats, couronnait les efforts d’une communauté internationale qui avait, en 1890, affirmé son intention de venir à bout de l’esclavage, sous toutes ses formes.
Lente, trop lente progression marquée aussi par les conventions de l’OIT de 1930 et 1957, sur l’abolition du travail forcé, et en 1980, enfin, par la décision de la Mauritanie de renoncer à l’esclavage, laissant 700.000 harratin, sans moyens de sortir de leur condition. Les estimations et les statistiques sont fragiles : entre 4 et 150 millions de Noirs africains auraient subi une déportation implacable. En 1787, la traite annuelle aurait été de 100.000, effectuée par les Anglais, les Français, les Portugais, les Hollandais et les Danois. Du VIIè au XXè siècle, la traite opérée par les musulmans aurait atteint plusieurs dizaines de millions d’esclaves. Le rapport de l’OIT de 1993 sur les pays pratiquant encore l’esclavage mentionne l’Afrique du Sud, le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo, le Brésil, le Cameroun et le Nigéria, la Chine, l’Irak, les Etats du Golfe, le Liban, l’Inde, le Pakistan, le Népal, le Bangladesh, le Sri Lanka, le Myanmar, le Pérou, les Philippines, le Portugal, le Soudan, la Thaïlande. Cette trop longue énumération couvre des formes traditionnelles et des formes modernes d’aliénation, si je puis dire, tel le travail clandestin des enfants. Esclaves ou travailleurs forcés, alors que le servage et aboli officiellement dans tous les pays, combien sont-ils ? 200 millions d’adultes, 250 millions d’enfants, soit 10 % de la main-d’oeuvre en Inde.
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Tel est le triste tableau de notre « modernité ». Il conditionne l’idée même que les Etats se font du respect des droits de l’homme. A entendre les dirigeants chinois et asiatiques, il y aurait une culture asiatique spécifique, incompatible avec la notion des droits de l’homme vus par les Nations-Unies. Comme si, sur une question, de principe et de coeur, aussi fondamentale, le folklore était de mise et justifiait tous accommodements et omissions. Il est évident que la mondialisation, entendue comme la perméabilité des économies et de leurs échanges, ne pourra qu’amener à la surface de l’actualité toutes les pratiques d’exploitation des plus faibles, aliénant implacablement leur destin. Les femmes et les enfants sont les principales victimes des formes contemporaines d’esclavage, comme l’a souligné, en 1997, la Commission des droits de l’homme des Nations-Unies. Les Etats du monde sont encore très loin de la Convention européenne et des possibilités de recours qu’elle offre devant les juridictions.
Montesquieu affirmait : « L’esclavage est contre nature », s’étonnant qu’Aristote ait voulu qu’il y a des esclaves par nature. On ne le louera jamais assez d’avoir ainsi rompu avec l’opportunisme indécent des siècles si propices à la servitude, par la guerre, l’hostilité religieuse et la recherche d’un profit. Mais la dignité des hommes est encore loin d’avoir recueilli les égards qu’elle réclame pour être sincèrement honorée.
Proche Orient : le révélateur.
Samedi, 28 février 1998
MEDI. I n°518
Le révélateur : ce bain chimique par lequel les photographes font apparaître une image latente en image visible. Kofi Annan, le secrétaire général des Nations Unies, sans le vouloir probablement, aura ainsi servi à donner, aux affaires du Proche-Orient, une perspective qu’elles tardaient à revêtir. La ridicule expédition punitive de Washington sur le corps pantelant de L’Irak a été à tout le moins différée, sur l’insistance de membres du Conseil de Sécurité et de son mandataire. Les troupes américaines vont camper à portée de leurs objectifs, se réservant « un droit unilatéral » à intervenir, si Saddam Hussein transgressait ses engagements pris avec l’ONU, le 23 février.
La démonstration a été cependant faite qu’une issue pacifique de la crise était possible et que la fatalité des recours à la force relevait de la schizophrénie d’une politique de puissance. Certains ne verront là qu’une peripétie dans la prééminence mondiale des Etats-Unis. J’ai la conviction qu’ils se trompent.
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Les Etats-Unis viennent d’administrer la preuve qu’ils sont incapables, par arrogance ou par défaut de subtilité, de concevoir, au-delà des coups de bâton, une politique dont ils puissent imaginer les conséquences et les résultats, même limités à leurs seuls intérêts. Une politique qu’ils puissent faire accepter, en termes clairs et forts, par leurs citoyens, répondant à leur sentimentalité et leur égoïsme. Leur échec est patent : l’équipée pitoyable de Madeleine Albright, de William Cohen, de Samuel Berger, (les porte-parole de Clinton à l’Université de l’Etat d’Ohio), a souligné assez le désarroi et la stupéfaction du public américain devant une politique aussi aveugle de ses lendemains. La première conséquence de ces courtes pantomimes est que les partenaires des Etats-Unis vont devoir admettre, levant le bandeau qu’ils avaient volontairement maintenu sur leurs yeux, que la démocratie américaine traverse une crise profonde. Le Président Clinton, dans son discours si réussi sur l’état de l’Union, s’est fort justement interrogé : « Sommes-nous vraiment une nation ? » Interrogation qui concerne désormais l’avenir des Etats-Unis, leur cohésion, leur capacité à surmonter les épreuves nées des contestations intérieures et extérieures. Il faut être européen, ou mieux encore anglais façon Tony Blair, pour s’égarer, au point de ne plus déceler le doute profond qui ronge la vie publique américaine et peut la conduire aux plus fâcheuses improvisations.
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La deuxième conséquence, de l’accord signé à Bagdad par le secrétaire général des Nations-Unies, est qu’il faudra bien que les Etats-Unis, sauf s’ils recourent à « leur droit unilatéral » dans le maniement de la rétorsion armée, dont ils ne se sont jamais privés, retrouvent quelque crédit moral dans le monde arabe. Leur politique du « deux poids, deux mesures » – notamment dans le respect des résolutions des Nations-Unies – aura durablement dressé contre eux l’opinion arabe et, par conséquent, mis en danger les dirigeants politiques du cru et émoussé leur docilité. Il faudra très rapidement, s’ils veulent continuer à y défendre leurs intérêts économiques, à vendre des armes, à monnayer la présence de leurs forces armées, qu’ils retrouvent un visage d’arbitre, s’ils l’ont jamais eu. Qu’ils aient aussi conscience du temps et du terrain perdus, depuis qu’ils ont laissé glisser, à la dérive, l’esprit de paix, né des accords d’Oslo entre Palestiniens et Israéliens. De quelle résolution, de quel réalisme dispose encore Bill Clinton pour imposer un arbitrage qui puisse rassurer le monde arabe et respecter enfin l’équité ?
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La troisième conséquence de l’apaisement, promu à l’honneur par Kofi Annan, est que les Etats-Unis doivent replacer enfin l’Irak sur le marché du pétrole. Ils sont au Moyen-Orient depuis 1944, d’abord pour contrôler le pétrole à leur avantage. Or, ils ne peuvent pas priver plus longtemps les Irakiens de leur ressource essentielle. Ils ont usé de tous les prétextes pour exclure l’Etat vaincu de son patrimoine économique. Ni l’Iran, ni l’Arabie Saoudite, ni quelques autres ne s’en chagrinent, évidemment, surtout quand le baril est tombé au-dessous de 14 dollars. Mais le cynisme ne saurait tenir lieu de politique, quand une population accablée en est la victime. L’Amérique se glorifie d’être la seule superpuissance mondiale. Mais puisqu’elle se targue d’être animée de préoccupations morales, il lui faut être une superpuissance tutélaire, sauf à être universellement haïe. Kofi Annan vient de le lui rappeler. Des gestes simples sont désormais à faire sans retard : y compris celui de payer sa dette aux Nations-Unies.
Les faux amis
Samedi 21 février 1998
MEDI. I n°517
. Les faux amis: est à ranger dans cette catégorie, l’AMI, l’Accord multilatéral sur l’investissement, concocté par l’OCDE, depuis plus de deux ans. Le gouvernement français a semblé s’apercevoir, subitement, que cette organisation de 29 Etats membres, parmi les plus aisés, tentait de resserrer un lacet autour de son cou, après plus de deux ans d’approches. En 1993, les accords du GATT avaient enfin libéré le commerce mondial. Il convenait encore de délivrer les investissements internationaux des contraintes que les Etats imposent, chez eux, à leurs propres investisseurs. Perspective prometteuse pour les firmes multinationales, qui disposeraient désormais d’un code les exonérant, quand elles investissent, de toutes obligations sociales, fiscales ou concernant l’utilisation de l’espace. Aux Etats-Unis, qui détiennent la majorité absolue de ces sociétés mondiales, des organisations privées avaient cependant flairé le danger -pour l’environnement et pour la démocratie- de cette charte des droits pour les grands groupes multinationaux et des devoirs nouveaux des Etats vis-à-vis de ceux-ci. Sans doute les ONG avaient-elles perçu jusqu’à quelles extrémités et dérapages allait mener l’évangile de la mondialisation triomphante.
En France, on se limitait alors à une vigilance relâchée sur l’ « exception culturelle », obtenue dans les accords du GATT, voici 3 ans. Les gens de la culture et de l’audiovisuel se sont réveillés en fanfare, ont alerté les ministres, y compris le Premier, tous les élus aussi, autour de cette spécificité sacrée. Mais, au-delà de celle-ci, chacun s’est aperçu que l’enjeu était plus vaste encore: il s’agit, en effet, d’abandonner, par cet accord multilatéral en gestation, la souveraineté d’Etats, démocratiquement constitués, aux firmes multinationales anonymes et libérées du contrôle des électeurs. Cette constatation faite, de la gauche à la droite, une protestation générale devait se produire, ne laissant plus d’espoir à l’OCDE de parvenir, durant le mois d’avril, à l’adoption ( à l’unanimité) d’un code multilatéral aussi léonin pour les Etats et aussi exorbitant pour les sociétés,non seulement sur les biens culturels, mais sur l’environnement et la protection sociale. Ajoutons que les Etats-Unis, qui ne sont pas à une impérieuse contradiction près, n’entendent pas renoncer, dans cette perspective d’une nuit du 4 août des Etats, à maintenir une portée extraterritoriale à leur législation (d’Amato, Helms-Burton) sur les investissements d’autrui dans des pays qui leur déplaisent.
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Nous vivons une période prodigieusement intéressante qui a développé une capacité dialectique à stipuler pour autrui, à disposer du monde entier et, dans le même temps, à affirmer que le « marché » décidera de tout, par l’exercice de ses vertus naturelles, qui ne sauraient être malfaisantes. L’intégrisme a aussi envahi le marché. A Davos, les grands prêtres de la mondialisation ont invoqué un véritable gouvernement mondial et prononcé aussi quelques « fatwas ». La « pensée unique » mène à de telles fatalités, avec l’accaparement des bienfaits de la croissance par les mieux placés et la dérive des paumés en tous genres. Avant de se lancer dans l’appropriation des investissements au pouvoir des affaires, les croisés du marché devraient s’interroger sur les capacités de celui-ci à parer aux effets de sa propre volatilité. On escompte, en effet, son autorégulation naturelle pour faire merveille quand l’inattendu arrive: telle la crise monétaire asiatique, devenue crise toutes catégories, avant de gagner le village planétaire. Comment se contenter d’esquiver les responsabilités, en chargeant exclusivement les mauvais gouvernements ? D’une part, dans ce monde libéré de l’échange, l’information aura été particulièrement infirme. Hier, l’Asie était la grande lueur du progrès, à l’Est. Aussitôt, la crise est tombée comme le manteau noir du malheur. Qui l’a vue venir ? Les changes ? Les banquiers ? Allons donc ! Les chiffres de la dette des Etats étaient faux. La pléiade des guetteurs aura été d’une inefficacité désarmante. D’autre part, il ne sert de rien, aux responsables occidentaux d’une économie mondiale,d’affirmer que l’épidémie ne sera pas contagieuse parce que le dollar est fort, parce que la croissance américaine campe sur des sommets, parce que l’exportation des Asiatiques, nécessaire et relancée par tant de dévaluations, finira bien par se caser à l’Ouest, sans causer de ravages. Le choc de la compétitivité asiatique va être durable. Certes, des groupes disposant de liquidités et d’audace vont acheter, à bon prix, des actifs en Asie, s’y installer en force. Mais cette délocalisation imprévue y fera-t-elle la croissance et un emploi suffisants ? Et la stratégie européenne, à partir de la propriété, de sa valorisation, de sa mobilité, est-elle même esquissée ? La crise asiatique renforce la nécessité de l' »euro », pour que le dollar ne soit pas le seul répartiteur d’influence, et pour que le capitalisme européen se bâtisse à l’abri de sa propre monnaie.
Nous voilà loin de la fiction d’un marché à l’universelle vertu, mais en prise encore plus directe avec la nécessité de s’organiser. Sans attendre la lumière ou les oukases des puissances anonymes qui se renforcent avec un tel appétit. Ah! ces faux amis…
Religion et souveraineté
Samedi 14 février 1998
MEDI. I n°516
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Tandis que se poursuit l’inépuisable tragédie algérienne, défiant les pronostics et les anathèmes, le besoin de comprendre finit par dépasser l’angoisse des sentiments. Les historiens, plus attachés à la continuité des époques qu’aux drames dont elles s’endeuillent, cherchent l’explication dans la trame même des sociétés humaines.
Cheminant aux côtés de la religion musulmane, il leur est aisé de distinguer comment et pourquoi l’islamisme est une composante nécessaire des Etats arabes. Le pouvoir n’y est jamais exonéré d’une règle de vie, religieuse et juridique. « Dîn oua daoula » -religion et souveraineté- sont des inséparables compagnons de route, se faisant tour à tour la loi, à défaut de l’harmonie supposée entre la révélation coranique et l’exercice politique. Des siècles témoignent de cet ajustement malaisé, dont les fondements ne sont pas contestés, du moins ouvertement par les Etats arabes actuels. Du droit islamique -la charia- les rigoristes et les modérés ont des acceptions bien différentes. Mais les uns et les autres doivent vivre ensemble leur parcours sur la voie vers Dieu.
Jadis, l’islam chevauchait, en quelques siècles, jusqu’aux limites de son aire. Dans les temps modernes, il se sent assiégé de partout, par les progrès d’autres sociétés humaines. Il réagit en tournant ses regards vers les gloires d’antan, pures et cristallines de toute leur rigueur. Mais dans ses équilibres intérieurs, dans chaque capitale arabe, l’islam est tiraillé entre le pouvoir et son opposition, tant il n’est pas pensable que ceux-ci puissent exister sans lui. Alger, Le Caire, Rabat, Amam, Riad, Bagdad, l’Etat s’y légitime par l’islam ; les islamistes de pouvoir, comme ceux d’opposition, se divisent ou se joignent, selon des scénarios qui empruntent peu aux liturgies démocratiques modernes. Les modérés sont forcément dans l’Etat, quand ils ne le dominent pas totalement Les islamistes de contestation sont évidemment d’opposition, avec vocation à investir l’Etat à leur tour. La plèbe -masses urbanisées ou collectivités rurales- apporte, aussi bien que les classes moyennes, au Prince du pouvoir, soutien ou grondement, interprêtant l’histoire religieuse selon ses goûts du moment. De ces emballements ou de ces engagements directs, les observateurs extérieurs doivent avoir conscience, avant de se risquer à juger des drames et de leurs responsables.
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L’Algérie n’accepte guère qu’on la plaigne ou même qu’elle soit l’objet d’une préoccupation, plus ou moins insistante. Ombrageuse fierté partagée par des factions opposées, acharnées à en découdre pour garder ou prendre le pouvoir. La guerre civile n’en prospère que davantage. Les bons offices, vite découragés, se font rares et leurs interventions, faute d’être acceptées comme un arbitrage bienveillant, sont détournées en opérations de propagande au bénéfice d’un camp ou de l’autre. L’Europe, sous deux formes, la ministérielle et la parlementaire, en janvier et en février, s’est ainsi frottée à l’échec et à la récupération ; la mission des parlementaires, faussement théâtrale et finalement complaisante à l’extrême, aura été utilisée comme un banal matériel médiatique . Et que penser de ces honorables intellectuels, prisonniers de leurs déductions simplificatrices, distribuant les indulgences ou se voilant la face, ignorant l’histoire, la genèse des frustrations, le cynisme des intérêts campant sur les ressources de la nation, la vertu classée aux abonnés absents?
Car le peuple algérien se sera inscrit dans l’histoire, accroché à son sol, ses montagnes, déserts et rivages, sans jamais forger la moindre tradition étatique, au cours des siècles. Je lis la mention de cette énorme évidence, dans le dernier numéro de « Jeune Afrique », sous le titre : « Algérie : histoire et barbarie », relation faite par un historien tunisien. Naguère, nul n’aurait osé rechercher, dans cette carence séculaire, l’explication des désordres actuels. Nul n’aurait même tenté d’expliquer que l’histoire officielle de la jeune Algérie n’était que de circonstance. Quand j’écrivais, en 1990, mon livre sur l’histoire des Vandales, au V° siècle, de l’Espagne à Carthage, tout le drame humain du Maghreb central se révélait déjà, à chaque étape. Le colonisateur était l’Empire romain, la religion était chrétienne, et l’envahisseur, des tribus Vandales, pour un siècle, en attendant les Byzantins.
En Algérie, l’espoir, dans un avenir bien sombre, est que lislam, entre religion et souveraineté, bâtisse un Etat qui trouve sa légitimité dans la révélation coranique et l’exercice politique. Aujourd’hui, on est encore bien loin d’une traduction socio-culturelle des exigences de l’islam, bien loin des personnes charismatiques qui associeront l’autorité du Prince et l’humilité du croyant.
Washington contre Bagdad : superbe et massive incompétence.
Samedi 7 février 1998
MEDI. I n°515
Washington contre Bagdad : superbe et massive incompétence. On serait bien naïf de vouloir, en ce temps et en ces lieux, dénoncer et condamner les épaisses méthodes, utilisées par la plus vieille démocratie, pour ouvrir au plus loin la route de ses intérêts. De la « conquête de l’Ouest » à l’Amérique du Sud, des Caraïbes aux Philippines, son histoire est impressionnante, de désinvolture et de brutalité. Plus récente, la guerre du Viet Nam aura été, sur dix ans, la démonstration d’une morgue ravageuse qui, cette fois, avait frappé de stupeur la conscience nationale.
Un demi-siècle après leur installation sur les pétroles du Moyen-Orient, sept ans après la trop fameuse guerre du Golfe, précédée par le lâchage du Shah d’Iran, les Etats-Unis ne parviennent plus à recruter, localement ou mondialement, (même les Nations-Unies ne marchent plus), des partenaires assez aveugles pour se jeter avec eux dans une nouvelle expédition punitive contre l’Irak.
Je dis bien l’Irak, qui fut la victime de deux « alliés objectifs » : Saddam Hussein et George Bush. Celui-là fut pour celui-ci le « diable », indispensable pour justifier la permanence américaine dans la zone du Golfe. Et le blocus et les rétorsions contre l’Irak, loin de nuire à Saddam Hussein, rangent maintenant sous sa main de fer, une population d’autant plus dressée contre l’Occidental qu’elle est méthodiquement démunie. Washington a besoin de Saddam Hussein pour contrôler sa zone et maintenir un Etat irakien. Sept ans auparavant, le dire était réputé relever des plaisirs du paradoxe. Aujourd’hui, la lugubre réalité est bien celle-là. Frappes massives ou chirurgicales, promises par la sentimentale Madeleine Albright, avant les ides de mars, il faudra bien qu’elles s’administrent après l’accumulation d’une armada aérienne et navale quasi permanente, où le moral des « boys », lit-on, souffre du mal du pays, dans des camps ultra-protégés de l’hostilité des terroristes. Si la fin janvier n’avait pas coïncidé avec le terme du jeûne du Ramadan, la sophistication de l’armée aurait déjà fait sa démonstration. Mais l’opinion arabe est assez montée pour que cette bourde supplémentaire ait été évitée.
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Depuis la conférence économique de Doha, au Qatar, en novembre dernier, la preuve a été administrée au « State department », comme à Clinton, que les dirigeants arabes, aussi dociles et vulnérables qu’ils soient, n’auraient désormais plus le courage de s’associer visiblement aux manifestations du protectorat américain, que leurs plèbes extrémistes ou simplement populaires ressentent comme autant d’insultes à leur dignité et à leur pauvreté. Pour elles, la présence américaine, déjà attentatoire au sentiment d’indépendance, ne peut même plus exprimer un arbitrage venu de l’extérieur, en faveur des droits de l’homme, de la dignité des peuples, du progrès économique, de la solidarité sociale. Pour la seule et monumentale raison que cet arbitre épaule inconditionnellement l’Etat d’Israël, se moquant des résolutions des Nations-Unies quand elles contraignent celui-ci, et galopant devant elles quand elles accablent l’Irak. Après le naufrage des négociations d’Oslo entre les Palestiniens et les Israéliens, l’opinion arabe, voire même toute celle du Monde musulman, se sont persuadées de cette amère évidence. Pour la dissiper désormais, il faudra aux dirigeants, au peuple et aux représentants américains un effort sincère de persuasion. La puissance n’acquiert une certaine légitimité internationale qu’en visant à la pondération et l’équité. L’Amérique en est loin, dans toutes les branches de l’activité humaine.
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Il en est ainsi de la pratique du blocus, économique, politique, monétaire et même militaire qui parait si naturelle et fondée à cette grande puissance mondiale. Or, elle est détestable sur les principes et sur les effets. Jean-Paul II, dans son voyage à Cuba, a traité de ces deux aspects. Il ne peut y avoir d’ordre international dans le maniement abusif et prolongé du blocus. Qu’aura gagné Washington à attenter à la liberté de Cuba, sinon à renforcer Fidel Castro et à illustrer sa résistance dans toute l’ Amérique latine sous tutelle ? A dresser la communauté commerciale mondiale contre les oukases américains ? Kadafi non plus n’en n’est pas mort, ni l’Iran, ni le Soudan, aux dernières nouvelles. Et Saddam Hussein non plus. Bien au contraire. Les Etats-Unis auraient eu une meilleure chance d’obtenir que les Irakiens s’en séparent, s’ils avaient évité d’accabler et d’affamer ce malheureux peuple. On ne se venge pas sur un pays de ses dirigeants, sachant pertinemment qu’ainsi on renforce leur pouvoir. Cela est si aisé à comprendre que la « complicité objective » de Clinton et de Saddam Hussein devient un secret de polichinelle. Ou bien faut-il, moins glorieusement, ouvrir des cours du soir au Sénat américain et dans l’Administration?
France-Allemagne : couple sans enfants ?
Samedi 31 janvier 1998
MEDI. I n°514
France-Allemagne : couple sans enfants ? Voici trente-cinq ans, le traité de l’Elysée, improvisé en quelques heures entre de Gaulle et Adenauer, ouvrait les perspectives d’une mutation historique. Ces deux dirigeants poussaient hardiment leurs Etats, sinon leurs peuples, vers la réconciliation. Aujourd’hui, dans ce mois-anniversaire, célébré à tout petit bruit, quels sont les résultats et toujours les espérances ?
Posons d’abord que toutes les données stratégiques, loin d’être éternelles, ont changé. Implosion et effondrement de l’ Empire soviétique, suivis par la réunification de l’Allemagne, libération des peuples européens naguère captifs du système communiste, disparition du condominium mondial exercé par l’URSS et les Etats-Unis, dissolution du système des blocs par lequel ils simplifiaient leur tâche, en y faisant régner la plus rigoureuse discipline, réaffirmation paradoxale d’une Alliance atlantique et de son bras séculier l’OTAN, alors que la menace de l’Est a disparu et que l’absence d’ennemi prive l’unique superpuissance d’un alibi imparable : à l’évidence la stratégie n’est plus ce qu’elle était. Néanmoins, il aura bien fallu quinze ans à la France, avant de réaliser que tous les grands axes de la stratégie passée étaient remis en cause. Il en est ainsi dans les relations transatlantiques, dans l’identité européenne, dans l’affirmation des nations et des peuples, en Afrique même où trente années de pratiques antérieures sont devenues obsolètes. La réalité, même virtuelle, de l’Europe dépend de l’idée que celle-ci se fera désormais de sa propre défense. Mais elle attend d’une monnaie unique le miracle d’imposer aussi cette évidence : pas d’identité pour un ensemble européen, s’il n’assume pas directement sa défense.
Pour l’Allemagne, peuple campé au coeur du périmètre européen, sa cohésion, naturelle et vécue en chaque individu, est la détermination essentielle qui aura transcendé les défaites et les partages. Du statut mineur d’hier au statut majeur d’aujourd’hui, les choix sont restés les mêmes : Encourager à tout-va la présence américaine en Europe, être sa caution agissante et développer vers le centre et l’est européens ses techniques et ses affaires, c’est-à-dire l’influence. Il s’agit moins d’une duplicité précautionneuse que de se prémunir contre toute réincarnation de personnages historiques, à Dieu ne plaise.
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Entre la France et l’Allemagne, les contacts officiels voire les idylles n’ont pas manqué depuis 1963 : de Gaulle-Adenauer, Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl. Depuis 35 ans, les rencontres, solennelles ou officieuses, se sont multipliées. Les gestes symboliques ont renforcé l’idée qu’un engouement réciproque habitait les deux Etats, qu’un destin historique était rêvé pour l’Europe et qu’il dépendrait d’abord de la volonté conjointe de l’ Allemagne et de la France. Perspective grandiose qui aura dispensé de se poser une question élémentaire : s’il y a une politique allemande de la France, y-a-t-il, côté allemand, une politique française ? L’histoire répondra probablement « non », si l’on excepte la fascination initiale éprouvée par le Chancelier Adenauer à l’égard du Général de Gaulle (visite à Colombey en 1958). En quoi l’Allemagne d’après-guerre a-t-elle changé ses analyses stratégiques faites pour une réhabilitation économique et morale, dans un triptyque : Etats-Unis, Europe à venir, Europe de l’Est si prospectée dès longtemps ? Depuis plusieurs mois, avec ou sans le couple Kohl-Chirac, le malaise est présent. La France a subi la réunification de l’Allemagne sans s’y être le moins du monde préparée, sans y avoir cru. Aujourd’hui, elle hésite à se persuader que l’Allemagne cherche vraiment à ne pas apparaître comme une grande puissance géopolitique. Ne veut-elle pas dominer l’Europe, mais sans en porter la responsabilité historique, en se protégeant derrière la tutelle américaine, ouvertement réclamée par le soutien constant donné au maintien et à l’extension de l’OTAN?
Dans le domaine des industries stratégiques, l’allégeance transatlantique de l’Allemagne est la détermination essentielle. L’idée d’une défense européenne n’a pas son aval. L’Europe des nations, chère à la France (et à la Grande-Bretagne), l’Allemagne n’en éprouve pas le besoin. Elle se sent assez forte, dans sa cohésion intérieure, pour faire son affaire d’une Europe des régions, où elle serait à son aise. Mais la seule question qui compte est celle de l’avenir : l’Europe unifiée, notamment par la monnaie unique, ne sera-t-elle pas très vite en situation de devenir une puissance politique ? Qu’elle s’en cache (comme le souhaite l’Allemagne) ou qu’elle assume cette indépendance, dans cette situation nouvelle (comme la France y pousse), les relations des deux pays devront prendre un tour nouveau. Ce serait donc une perspective différente de leur état actuel de récriminations. Celle d’une dimension continentale que le « moteur de l’Europe » répugne si manifestement à parcourir aujourd’hui. Cette dimension qui hanta les deux promoteurs de cette Europe : de Gaulle et Adenauer. Ils lancèrent un défi à l’Histoire et parièrent superbement sur l’avenir. D’ici cinq ans, les dés seront jetés. Soit pour ce grand dessein continental, soit pour le profil bas des spéculations infinies. Les deux peuples, restés jusqu’ici en marge des espérances ou désespérances des officiels, laisseront-ils alors parler quelques sentiments ?
La France : en dérision et raison.
Samedi 24 janvier 1998
MEDI. I n°513
Dans mon courrier, d’une vie déjà longue, celui très constant d’un homme modeste. Chaque semaine, il m’envoie sa revue de presse, avec ses commentaires, en marge. Depuis plus de 20 ans, peut-être. Il habite Lyon et achète les journaux, à la mesure de ses moyens, qui sont exigus. Il fut ouvrier professionnel. Il jugerait indigne de me signaler un article sans y avoir joint son opinion : un contrat de confiance, en quelque sorte. Chaque mercredi, ah! la belle ponctualité, je lis quelques cinquante pièces, ainsi soigneusement montées. Cette semaine, me reprochant de n’avoir pas encore constaté cette évidence, j’avais là, sous les yeux, une France, en dérision et en raison.
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Pour la dérision, la navrante prestation du Premier ministre, aux questions orales de l’Assemblée, le mardi 13 janvier, suffirait à remplir la rubrique. Depuis, M. Jospin s’est excusé de sa passion doublée d’inculture. Il a promis de ne pas récidiver. L’incident est donc clos. Mais il fera sans doute des petits, à d’autres échelons, tant l’élégance n’habite guère la vie politique. M. Pierre Joxe, ministre d’influence sous les septennats de M. Mitterrand, et présentement Premier président de la Cour des comptes, fait paraître un livre, exaltant les vertus politiques de la IV° République et conseillant d’y revenir. De cette République là, la France a failli mourir. Allons-nous l’oublier ? Ne dérapons pas à ce point ! Mon correspondant note finement à propos de l’allusion à l’abrogation de l’esclavage en 1848 : « Ce qui n’empêche pas nos gouvernements, aujourd’hui, d’entretenir les meilleurs rapports avec des Etats qui continuent à protéger l’esclavage chez eux. » Et de souligner que le Professeur Henri de Gaulle, père de Charles, fut un dreyfusard militant.
Au chapitre de la dérision, un courrier des lecteurs, divers par nature, est ainsi annoté, à la rubrique « Le Pen/FN » : » On ne peut préjuger des résultats qu’obtiendra le FN aux prochaines élections. Mais il n’y a aucun mystère pour désigner les responsables qui ont permis au FN de passer des 1,5% confidentiels aux 16% presque triomphants aux dernières élections ». Ajouterai-je en commentaire supplémentaire que j’avais écrit dans un passé encore récent : « De l’utilité de la Suisse, devenue le miroir de nos inconséquences financières ». Le FN serait-il devenu le miroir des inconséquences de nos gouvernants de tous bords ? Alphonse Daudet est mort voici 100 ans. Ceux qui ont appris à lire avec la méthode syllabique (idiote ?) la prose limpide de Daudet évoquent « toute une poussière d’or qui demeure au fond de nos mémoires ». Heureuse transition pour éviter le débat sur « le guignolesque » de chanteurs décorés de la Légion d’honneur et ouvrir son coeur à la mémoire d’un bataillon de marche de la 1ère DFL, composé de nombreux Lyonnais et anéanti en Alsace, pour défendre Strasbourg, en janvier 1945, voici 53 ans. Après la Somalie, l’Egypte, Cassino, Rome, Sienne, Toulon, Lyon, Mémoire ! Remède contre la présente dérision.
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Et la raison de la France, en ces jours : L’Algérie ? Le commentaire indique : « Pas de surlignage. Les positions du gouvernement algérien, tantôt dans le « zig », tantôt dans le « zag », démontrent suffisamment son désarroi incompétent dans une situation explosive ». Le sait-on à Paris ?
Sur Clinton et le Proche-Orient (quelle distinction ! d’éviter Paula Jones) rien du rôle de la France, mais cette conclusion superbement modérée : « Une partie importante du succès de la négociation réside dans la position américaine. Faute d’être (enfin) impartiale, c’est de cette position que dépend l’échec des pourparlers sur les bases d’une paix. » Tandis que l’Organisation mondiale du commerce vient de condamner l’Union Européenne pour son embargo depuis 1989 sur le boeuf américain aux hormones. Ecoutons la petite voix de la raison : « Les consommateurs ont tous les moyens de repérer l’origine du produit. Vigilance ! Et viande aux hormones, go home ! »
Quant au chômage, drame national, tragiquement entretenu depuis presque un quart de siècle, par le refus multiforme de notre société au changement, mon correspondant, sur un article qui voudrait expliquer aux enfants pourquoi l’avenir sera dur, craint « des troubles comme le monde n’en a encore jamais connus » et il jette avec gravité, humanité, pondération une brassée d’informations, conseillant aux uns de ne pas se laisser manoeuvrer par des groupuscules activistes, aux fonctionnaires de faire preuve de mesure dans leurs récriminations annuelles, au gouvernement de ne pas décourager ceux qui travaillent en renforçant les secours de l’assistance. L’insécurité est l’autre plaie du monde moderne. Les coupures sont ponctuées de « Assez ! » et « Enfin ! ». Elles décrivent la détresse quotidienne des victimes, l’anarchie montante, démontrant que gouverner n’est pas composer sempiternellement avec des êtres qui ne distinguent plus qu’une collectivité a des lois, une morale, et appelle désormais à leur respect.
Voilà la semaine, à la mi-janvier 1998, vue de Lyon, par un anonyme, qui aime sa patrie d’autant qu’elle souffre dans l’absurdité quotidienne. Tout seul, me signale-t-il, le sergent-chef Rolf Rodel, de la Légion étrangère, aura bâti un mémorial à Dien Bien Phu, pour ses compagnons disparus. L’Etat y dépose des gerbes, 43 ans après.
Chômage.
17 janvier 1998
MEDI. I n°512
A l’orée de 1998, je me souviens d’un Conseil des ministres, tenu au château de Rambouillet, voici bien dix-sept ans. Mitterrand entamait son premier septennat. Déjà une majorité, plurielle comme on dit aujourd’hui jusqu’à provoquer la lassitude, épaulait le gouvernement. La gauche, qui avait longtemps espéré le pouvoir, le détenait enfin. L’alternance, si nécessaire à la démocratie, allait renforcer les institutions de la V° République. Le « projet de société » dont bruissait le « peuple de gauche » et dont les penseurs socialistes réclamaient joyeusement la paternité, promettait à chacun justice, protection et emploi. De Pompidou à Giscard, le chômage avait en effet pris son élan, menaçant de franchir la barre du million de victimes.
A Rambouillet, dans une matinée grise, le chef de l’Etat et les ministres évoquèrent cette fâcheuse menace que la nouvelle donne politique, le concours et l’enthousiasme populaire n’allaient pas manquer de faire retourner à la niche du « chômage frictionnel ». Agacé par tant d’innocence suffisante, j’affirmai à cet auguste Conseil que les pirouettes de vocabulaire étaient impuissantes à endiguer le flot montant, qu’aucune indulgence ne viendrait d’une providentielle conjoncture, qu’il fallait mobiliser immédiatement pour éclairer, convaincre et imposer, dès cette fin d’année 1981, les mesures qui libéreraient les forces vives du pays. Cette déclaration, jugée sans doute consternante, ne fut pas commentée. On passa au point suivant de l’ordre du jour. Quatorze ans après, à l’issue de son deuxième septennat, Mitterrand concluait que, pour lutter contre le chômage, tout avait été essayé, mais en vain, comme si la responsabilité de ce résultat lui était extérieure.
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Aujourd’hui, la cohabitation au pouvoir d’équipes opposées a du moins l’avantage d’exiger plus de sérieux des unes et des autres. Le public ne s’y trompe pas : les mots, les artifices du vocabulaire, l’exploration interminable de « pistes », ne sont plus pris pour argent comptant. On le voit bien avec les chômeurs en fin de droits et sans espoir d’une quelconque embauche. Et même avec les victimes temporaires du chômage et bénéficiant d’une couverture sociale. Alors il paraît que le gouvernement, élections régionales obligent, va trouver, à la petite semaine, jusqu’à la mi-mars, les quelques milliards (deux, trois, cinq ?) nécessaires pour éviter qu’une catégorie, réputée muette jusqu’ici, ne s’installe dans la vocifération et la casse, comme d’autres n’ont pas manqué de le faire depuis longtemps. Or, il n’est que temps pour les responsables politiques (Président, Premier Ministre, majorité « plurielle ») de prendre la mesure, élections ou pas, de l’exaspération qu’exprime le corps social, dans des circonstances les plus diverses. Il ne s’agit plus pour eux d’avoir un programme (ou des promesses) et de vouloir s’y tenir. Ce qui n’impressionne personne. Il s’agit de cerner les évidences, de les révéler au public (ce qui serait une première) et d’avoir la volonté d’imposer les attitudes et les mesures qui en découlent.
Ne nous attardons pas sur ces équipes et sous-équipes, plurielles ou non, qui tirent à hue et à dia, avec des montagnes d’arrière-pensées, dans ce qu’elles disent et font. C’est le mensonge ordinaire qui passe pour de l’habileté politique.
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Même les chômeurs s’agitent désormais. Sait-on enfin si notre système d’indemnisation enfonce l’individu dans l’état de chômeur ou l’incite à des activités, même fragmentaires, même temporaires ? Si les chômeurs ne les acceptent pas, est-ce parce qu’ils perdent leurs droits aux indemnités de protection ? Au point qu’on ne trouve pas, en France, assez de travailleurs saisonniers. Gestionnaires du système, allons, un petit effort ! Deuxième remarque : nos vies dépendent de plus en plus de celle de l’entreprise. Alors moins de dogmatisme et de théorie. Dès 1982, Mitterrand avait compris cette impérieuse nécessité. Voir son discours de Figeac. Le XIX° siècle est terminé depuis longtemps. Débattre, négocier, concilier, les acteurs sociaux y sont prêts. Que l’Administration, que le législateur aient enfin le bon sens d’avoir la main légère et ne se persuadent pas d’avoir la science infuse. Ils n’ont rien à démontrer, sinon que leurs interventions sont vraiment opportunes. On ne doit pas les croire sur parole.
Troisième remarque : la mondialisation, modèle de la pensée unique, véhiculée par les Etats-Unis qui n’appliquent à eux-mêmes aucune des obligations de ce système, ne doit pas être l’alibi pour justifier notre chômage. Celui-ci relève de nos scléroses dans la formation, la culture, dans la mise en tutelle et dans la dépendance du citoyen qui ignore sa part de responsabilité dans les réalités de la nation. Ce mot que des personnages prétendent incarner, en évitant de le prononcer.
Une remarque encore : l’année 1998 sera dure ; dure pour les peuples démunis, contrôlés et asservis, par conséquent. Si elle doit être dure pour nous, que nos dirigeants aient du moins le courage d’éviter de faire croire que ce serait « la faute à pas de chance » , si leurs prévisions rassurantes ne se vérifient pas. La crise récurrente des monnaies asiatiques, l’éclatement de la bulle spéculative qui a jusqu’ici protégé l’Amérique sont des événements probables. La solidarité et la cohésion de notre collectivité nationale dépendront d’autant plus d’un Etat modeste et de citoyens responsables., même chômeurs en fin de droits. Mais, je le crains, elles dépendront de moins en moins d’un Etat qui prolifère et de citoyens assistés.
L’Amérique au scanner.
Samedi 10 janvier 1998
MEDI. I n°511
L’Amérique au scanner : un livre, insolite à tous égards, vient de procéder à cet examen. Qu’on en juge : l’auteur et l’éditeur sont Suisses (1), le titre est provocant. Néanmoins Pierre Salinger, journaliste américain archi-connu, en a rédigé la préface. « Ce livre, qui est une étude originale et rigoureuse, devrait être lu par tous. Il appelle à la vigilance les Européens, mais ne peut que s’avérer profitable aux Américains eux-mêmes. » Ceux-ci, le sait-on assez, détestent les critiques, voire les remarques, venant d’étrangers. Il faut être citoyen américain pour exercer une telle liberté. Les éditeurs ne se risquent guère à publier un auteur de l’extérieur, sauf s’il est un inconditionnel, passionné de l’Amérique.
Michel Bugnon-Mordant, n’est pas de ceux-là. Du moins recherche-t-il l’exactitude, à défaut de complaisance. Il n’hésite même pas à expliquer les raisons des comportements américains, alors qu’il les dénonce. Comment les Etats-Unis se sont-ils déguisés en une nation providentielle, vouée par la divinité à une « destinée manifeste », au point qu’ils se sont pris au sérieux ? Ce ne serait pas rédhibitoire, s’ils ne s’étaient comportés très vite, et jusqu’à nos jours, comme si l’inspiration céleste justifiait leurs pires inconséquences. Parmi les dernières, le traitement infligé au Panama en 1989 est un modèle de désinvolture cruelle. De l’extension géographique à la domination économique, de la maîtrise des continents, nord-américain puis sud-américain, à la soumission du troisième cercle, l’Europe inconséquente, l’appétit de conquête ne s’apaise guère et le réseau planétaire américain, en dépit de l’aventure vietnamienne, ne cesse de se perfectionner et de s’étendre. La liste des interventions dans le monde est éloquente. Mais elle n’est qu’un aspect des pressions constantes exercées. Avec la maîtrise du système monétaire international et le rôle exclusif du dollar, avec la disposition du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et de l’OTAN, avec la subordination des Nations-Unies, celle aussi du commerce international puisque Washington s’affranchit aisément de ses règles , au point de vouloir imposer à l’extérieur sa propre législation (les fameuses lois Helms-Burton et d’Amato), tout est désormais en place pour la mondialisation parfaite : l’asservissement des esprits grâce à l’arme absolue, le monopole de la communication. Les cultures sont dénaturées alors que triomphe la vulgarité. Un pouvoir unique se projette par des monopoles militaires, politiques, économiques, diplomatiques, culturels qui se relaient à plaisir, tant » l’hégémonisme totalitaire américain » s’est convaincu de sa bonne conscience. Le monde est-il encore capable de réagir ? Avec ce livre, l’auteur voudrait d’abord l’appeler à une prise de conscience. Son prochain ouvrage exposerait les solutions possibles pour une réaction salutaire, pour refuser « la pétrification du monde » par l’hégémonie économique, financière et culturelle du capitalisme américain.
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La parution du premier tome rejoint opportunément l’inquiétude, plus ou moins justifiée, qui prévaut actuellement aux Etats-Unis, alors que la crise monétaire, si peu prévue, fait toujours rage en Asie, du plus petit – la Malaisie – au plus gros – le Japon. L’auscultation de l’économie américaine ne révèle qu’un état exceptionnel. Mais est-il possible, se demande-t-on outre-Atlantique, que le cycle de cette vigoureuse prospérité puisse durer plus de 10 ans ? 1998 serait-elle la dernière année ? La mondialisation, qui fut la tarte à la crème des années précédentes, dans laquelle s’était glissée la prétention de Washington à tout dominer, subit quelques commentaires inquiets. Mondialisation, globalisation, dérégulation, panneaux identiques d’un miroir aux alouettes, la crise des économies asiatiques vient de démontrer qu’ils peuvent exploser à tout moment. Car on aura surtout vu apparaître une globalisation des crises alors qu’on attendait celle du commerce. Seule aura résisté jusqu’ici la Chine, où le système communiste n’a pas encore laissé s’introduire le virus de la mondialisation.
Les conséquences politiques et sociales de la mondialisation-globalisation vont s’imposer, même si les interventions du Fonds monétaire international en Malaisie, en Thaïlande, en Indonésie et en Corée vont, d’abord, servir à sauver les meubles des banquiers occidentaux, imprudemment engagés. Qui paiera finalement, sinon la classe moyenne asiatique et les travailleurs des pays en crise? L’encadrement des échanges, après la vogue débridée de la mondialisation, n’est-il pas en train de devenir, jusque dans les temples du capitalisme, la dernière lubie à la mode ? Avec le soulagement que la crise de la globalisation ait été assez prématurée pour éviter des catastrophes encore plus grandes ? La dérégulation bénéficie tout naturellement aux plus puissants – les fameuses positions de force – et sécrète l’injustice, laquelle engendre les tourments politiques et sociaux. Même en s’étant placés hors d’atteinte des tourbillons et ouragans de la mondialisation dont ils entendent bien se protéger, tout en voulant en profiter « un max », les Etats-Unis ont sans doute dépassé la mesure dans une vision du monde trop conforme à leurs seuls intérêts.
(1) Michel Bugnon-Mordant: « L’Amérique totalitaire – Les Etats-Unis et la maîtrise du monde ». Les Editions Favre. Lausanne. 301 pages
En réserve, depuis 30 ans.
Samedi 3 janvier 1998
MEDI. I n°510
En réserve, depuis trente ans : ce sont les propos du Général de Gaulle, recueillis alors par Alain Peyrefitte, et dont le tome II vient d’être publié. Lecture passionnante, tant cette pensée du temps jadis est, dans l’ordre intérieur et le désordre extérieur, actuelle. Les trois années 1963, 1964, 1965 résonnent ainsi d’évidences qui ne se se sont pas démenties. Il ne faut pas hésiter à s’y reporter.
Or, mon éditeur m’adresse le dernier ouvrage de sa célèbre collection « Lettre ouverte » – « Lettre ouverte aux Français qui ne comprennent décidément rien à l’Algérie » (1). Dans leur ensemble, les Français ne demanderaient pas mieux que de comprendre la tragédie de ce pays où les cruautés et les souffrances se sont déchaînées depuis cinq ans. Mais le huis clos est si total que l’opinion internationale, peu regardante il est vrai, s’en émeut. L’auteur de cette « Lettre ouverte », Youcef Hadj Ali, l’affirme : « Si la crise algérienne dure, l’issue n’est plus incertaine… La crise est assurément algérienne. Personne ne le discutera. Cet épisode de l’histoire du pays a confirmé qu’il n’existe pas de voie royale pour asseoir et parachever les idéaux démocratiques et l’ordre républicain et que rebroussements et discontinuités jalonneront sans doute encore la trajectoire que prendra l’Algérie pour accéder au rang des sociétés modernes ». Dans cette perspective, si sobrement tracée vers « des tâches colossales qui supposent un minimum d’équilibre et de consensus social », la route sera rude pour ceux qui assument le pouvoir de l’Etat algérien. Aussi l’essentiel n’est pas -c’est du moins mon opinion- de ratiociner sur des responsabilités d’intellectuels ou de politiques, en France, trop attachés à dire ou à faire pour peser sur le destin de l’Algérie qui, depuis plus de trente ans, est entre ses propres mains.
En ce début d’année 1998, les recensions de notre presse sont mondiales. Elles comportent pour l’Algérie des caricatures, les faits divers et tragiques des villageois égorgés et découpés, la mention des élections législatives et locales. « Rien de nouveau, malheureusement, si ce n’est l’extension des massacres et leur caractère de plus en plus barbare » conclut un journal qui annonce cependant que trois banques étrangères renforcent leur présence en Algérie.
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Le 4 janvier 1963, le Général de Gaulle confiait : « Nous avons procédé à une première décolonisation jusqu’à l’an dernier. Nous allons passer maintenant à la seconde. Après avoir donné l’indépendance à nos colonies, nous allons prendre la nôtre. »
« Encore aujourd’hui (mars 1964), je souhaite sincèrement à l’Algérie de rester française comme la Gaule est restée romaine, je lui souhaite d’être irriguée et fécondée par notre culture et notre langue. En revanche, je n’ai jamais accepté de parler d’intégration, bien que tout le monde fît pression sur moi pour que je prononce ce mot magique. Je ne l’ai jamais accepté, parce que c’est une connerie. On intègre de petites unités, on n’intègre pas une vaste population. Tout se sait un jour ou l’autre. Il faut rester sincère avec soi-même ». « Mais comment (octobre 1964) tant de gens ont-ils pu croire que le même problème était soluble pour l’Algérie, avec dix millions d’Arabes ? ». « J’aimerais qu’il naisse plus de bébés en France (mai 1963) et qu’il y vienne moins d’immigrés… Ne nous en mêlons pas ! Les intrigues de l’un, les complots de l’autre, en quoi ça nous regarde ?…Ben Bella, c’est Danton. Boumedienne, c’est Robespierre. Il y a un temps de terreur. Puis vient le jour des Thermidoriens. Tout cela est encore très mouvant et le restera longtemps ». « Tout cela était inévitable (octobre 1963). L’essentiel, c’est que ce sont eux qui ont à faire face à la rébellion des Kabyles, au maintien de l’ordre, à la cohésion nationale. S’ils s’entre-tuent, ce n’est plus notre affaire. Nous en sommes dé-bar-ras-sés, vous m’entendez… Les Algériens ne le sont pas, les malheureux ! Ils ne sont pas sortis de l’auberge. Dans ce genre de pays (avril 1965), tout est suspendu à l’armée. Ou elle est loyale au chef, ou elle le renverse… Il n’y a pas d’opinion publique en Algérie. » Au-delà de ces échantillons d’une truculente lucidité, il reste le texte lui-même et ce qui en sera encore révélé. Mais déjà était émis le conseil que, dix ans après, Georges Pompidou, devenu Président, formulait ainsi : « Pour que les deux pays s’entendent mieux, il leur faut se manifester désormais plus d’indifférence ! ».
Le 14 avril 1965, le Général déclarait à son Conseil que la guerre des Etats-Unis au Vietnam durerait 10 ans et serait une tache indélébile au front de l’Amérique. Le 30 avril 1975, les Américains ont dû quitter Saïgon en catastrophe…
(1) Albin Michel éditeur. 264 p.
Michel JOBERT